La nation démocratique fonde sa légitimité sur cette société politique abstraite, la communauté des citoyens, formée d’individus civilement, juridiquement, politiquement libres et égaux (p.16)
Ce qui caractérise la démocratie providentielle, c’est qu’on y recherche de manière prioritaire l’égalité réelle et non plus seulement l’égalité formelle des individus citoyens, ce qui tend à affaiblir la communauté des citoyens ou, en d’autres termes, le principe même de la transcendance politique (p.19)
Que se passe-t-il si les conditions de la redistribution deviennent un frein à la production des richesses et à la souplesse nécessaire de l’organisation économique ? (p. 26)
C’est le développement de l’Etat-providence social et culturel qui illustre aujourd’hui le mieux la dynamique démocratique. La démocratie moderne rompt avec l’idée de l’égalité politique instituée par la polis grecque. Dans ce cas, « l’isonomie garantissait l’isstès, l’égalité, non point parce que tous les hommes sont nés ou créés égaux, mais, au contraire, parce que les hommes, par nature (phusei), ne sont pas égaux et qu’ils ont besoin d’une institution artificielle, la polis, qui par la vertu de sa nomos les rend égaux » (Arendt). La démocratie moderne, elle, vise à assurer l’égalité réelle des individus-citoyens. L’Etat moderne doit atteindre certains buts ; selon les termes de Bertrand de Jouvenel, la télocratie se substitue à la nomocratie. Il ne s’agit plus seulement d’assurer l’égalité de tous devant la loi mais de rechercher l’égalité de tous par la loi. (p.35-36)
On invoque désormais non plus l’égalité mais l’équité et on affirme qu’il est impératif que l’Etat intervienne pour l’assurer. L’inflation des mesures providentielles se nourrit elle-même pour garantir la sécurité des personnes et leur bien-être. L’Etat social, devenu l’une des sources essentielles des identités sociales, élabore constamment de nouvelles catégories de bénéficiaires et multiplie ses interventions, en créant des sédimentations successives. Tout se passe comme si l’on pouvait seulement ajouter de nouveaux droits et de nouvelles catégories. (p. 36)
L’Etat providentiel est chargé de redistribuer les richesses pour assurer le bien-être matériel, intellectuel et même moral des individus au nom d’une conception de la justice sociale fondée sur l’égalité……… C’est pourquoi la tradition des droits de l’homme charrie désormais deux éléments différents, ceux que désignent les termes de « droits-libertés » et de « droits-créances ». Les premiers (1789) ….. garantissent les droits des citoyens contre le pouvoir de l’Etat en leur assurant la liberté de penser, d’expression, de culte, de réunion, de travail et de commerce ……… Les seconds (1848) ……….. visent à assurer les conditions réelles de l’exercice de ces droits-libertés. Ils définissent les droits que détiennent les individus sur l’Etat, en vertu desquels ils peuvent l’obliger à leur rendre des services : droit au travail, à la sécurité matérielle, à l’instruction, au repos, etc. ….. Contrairement aux droits-libertés qui visaient à limiter le pouvoir d’intervention de l’Etat, les droits-créances conduisent à renforcer l’action de l’Etat pour passer de la citoyenneté formelle à la citoyenneté réelle. (p. 38-39)
Mais il est également vrai que l’Etat intervient inégalement – en ce que la part des richesses redistribuées varie de 20% à 57% du PIB – et surtout qu’il intervient sur la base d’un « contrat social » différent selon les traditions politiques nationales…. Chaque régime se caractérise par une articulation spécifique entre la famille, le marché et l’Etat.
– Etat-providence « libéral » (Etats-Unis, Canada, Australie) : les transferts concernent essentiellement les populations dont les revenus sont faibles et qui dépendent de l’Etat ….. L’Etat encourage le marché … la stratification sociale est définie par le rapport au marché.
– Etat-providence « corporatiste-étatique » (Allemagne, Autriche, France, Italie) : ce qui domine, c’est le souci de préserver les différences de statut ; les droits sociaux dépendent de la classe et du statut. Ce corporatisme est organisé par l’Etat… L’Etat n’intervient que dans la mesure où la famille est déficiente.
– Etat-providence « social-démocrate » (pays scandinaves) : la politique de l’Etat-providence s’applique de façon universelle et vise à assurer l’égalité de tous au niveau le plus élevé … L’Etat émancipe les individus à la fois de la famille et du marché. (p. 42-44)
L’Etat d’intervention a pour vocation de s’étendre sans limites, dans la mesure où les besoins auxquels il s’efforce de répondre et les inégalités qu’il prétend corriger sont illimités. La démocratie porte une promesse et une illusion d’égalité de tous. Tous les besoins des hommes sont en tant que tels légitimes. Par définition, ils ne comportent pas de limites intrinsèques, lorsque les aspirations multiples, éventuellement contradictoires, deviennent des droits : droit à la sécurité, au travail, au loisir, à l’éducation, à la santé, à l’enfant, etc. …. L’aspiration au bien-être ne peut jamais être pleinement satisfaite. (p.47)
L’Etat-providence, par définition, élabore des catégories de contributeurs et de bénéficiaires et s’efforce de prendre en compte la diversité des situations sociales. La bureaucratisation inévitable qui s’ensuit se combine, en France, avec la gestion « étato-corporatiste » héritée de l’histoire. (p.48)
Même les professions qui se prétendaient indépendantes, professions libérales ou professions de l’artisanat et du commerce, se sont organisées sur le modèle des professions publiques, en fermant leur marché, en limitant la concurrence et s’organisant en corps autogestionnaires. Leur indépendance est garantie par l’Etat. Les cadres supérieurs du privé ont également suivi le modèle de professionnalisation des corps d’ingénieurs ou des hauts fonctionnaires de l’Etat. Les grandes entreprises ont repris la même organisation hiérarchique, liée au diplôme, que la fonction publique. (p.49)
Le vocabulaire de l’Etat-providence est à la fois abstrait – il s’applique à des catégories -, inventif – il crée des catégories nouvelles, toujours plus précises – et réservé aux initiés, seuls capables de maîtriser des néologismes, auxquels on se réfère avec des initiales. (p.51)
La gestion de la « crise » économique a révélé la logique propre à l’Etat d’intervention français. Les gouvernements successifs ont, d’un côté, multiplié les emplois du secteur étatique au sens large et, d’un autre côté, assuré des revenus de remplacement aux populations provisoirement ou définitivement écartées du marché de l’emploi. Ils ont élaboré une série de statuts juridiques intermédiaires entre l’emploi, l’assistance et le chômage et multiplié les types d’emplois précaires ou, dans le langage des statisticiens, de « formes particulières de l’emploi », sous des catégories juridiques variées. On a ainsi connu entre autres,
Les contrats à durée déterminée (CDD)
Les contrats de qualification
Les contrats d’adaptation
Les « formation-occupation »
Les travaux d’utilité collective (TUC)
Les stages d’initiation à la vie professionnelle (SIVP), auxquels ont succédé
Les contrats d’orientation
Les contrats de retour à l’emploi
Les contrats d’initiative emploi
Les programmes locaux d’insertion pour les femmes (PLIF)
Les programmes pour l’insertion locale (PIL)
Les contrats emploi-solidarité (CES)
Les contrats emplois consolidés (CEC)
Les contrats emplois-jeunes
Etc.
… En multipliant les statuts juridiques intermédiaires entre l’emploi et le chômage, elle a eu pour effet objectif de multiplier les emplois dans les métiers de l’Etat-providence et de renforcer la dissociation entre l’emploi directement lié au marché et les droits nés de la redistribution des ressources. (p.52-53)
D’un côté, l’Etat a pris acte par le droit de l’individualisation croissante des relations sociales ; de l’autre, il a cherché à compenser les effets de cette individualisation sur les plus faibles. ….. L’Etat d’intervention a diminué la dépendance des individus à l’égard des solidarités primaires, famille ou voisinage …… En même temps, il a accru la dépendance de l’individu à l’égard de l’Etat et de ses agents, juges, médecins, psychologues, enseignants et travailleurs sociaux, chargés à des titres divers de réguler la vie familiale selon les valeurs collectives. (p. 55-56)
L’Etat d’intervention dissocie jusqu’à un certain point l’activité et la rémunération. Il accorde aux individus des droits indépendamment de leur emploi du moment ou de leur relation directe avec le marché …… C’est aussi pourquoi l’emploi public est une forme extrême et révélatrice de cette logique, qui assure aux fonctionnaires un statut presque indépendant de leur productivité. Dans leur cas, la dissociation croissante entre le travail et le revenu est particulièrement forte……. Dans les projets de revenu minimum universel, la séparation entre l’activité économique et le revenu serait complète. Le revenu économique serait remplacé par un statut politique né de l’Etat-providence. (p.59-60-61)
Faut-il donc prolonger cette logique et passer volontairement et politiquement, comme le suggère Denis Olivennes, de la politique visant l’égalité à une politique qui viserait désormais à l’équité ? Il faudrait, selon lui, renoncer à l’universalisme fondé sur un principe d’égalité abstrait pour retrouver une vraie redistribution des richesses entre les groupes sociaux, renoncer aux règles universalistes et les remplacer par des « magistratures sociales » tenant compte des cas individuels, comme c’est déjà le cas pour le RMI. Cela impliquerait de réserver les dépenses socialisées aux plus pauvres, de supprimer l’université gratuite pour tous et de n’accorder les avantages familiaux et les remboursements des dépenses de santé que sous conditions de ressources ….. Les politiques particularistes ont toutefois, elles aussi, un coût social. Comment éviter les effets pervers, bien connus, des politiques sociales individualisées : les « effets de seuil », la stigmatisation des bénéficiaires des politiques sociales, la reconstitution inévitable de nouvelles catégories d’exclus ? Les politiques particularistes tendent inévitablement à consacrer l’échec de leurs allocataires et risquent toujours de les enfermer dans leur marginalité. (p.65-66)
Le passage d’une politique d’égalité des chances aux diverses politiques d’affirmative action qui visent à assurer non plus seulement l’égalité des chances – donc l’inégalité des résultats -, mais l’égalité des résultats est une autre illustration de la dynamique démocratique et du passage d’une forme d’intervention à l’autre….. Il ne s’agit pas seulement de garantir l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, mais l’égalité des résultats, l’égale représentation des uns et des autres. De plus en plus, on accepte l’idée qu’une inégalité formelle est justifiée lorsqu’elle est motivée par l’impératif d’atteindre l’égalité dans les faits ou égalité réelle. (p.75-76)
Une disposition publique, en organisant un nouveau champ de solidarités et de rivalités, comporte donc inévitablement une forme de bureaucratisation et de clientélisme ou, selon les termes de certains politistes, de néo-corporatisme ou d’ethnisation. Par son existence même, le milieu que suscite une mesure de protection contribue à ce que cette mesure s’institutionnalise définitivement (p.78)
Toute politique d’intervention crée un milieu social directement intéressé, matériellement et symboliquement, à ce qu’elle se maintienne. Elle structure les identités sociales comme le font toutes les politiques d’intervention, elle est rarement remise en question….. Dans la démocratie, on revient mal sur les droits acquis, au sens matériel du terme, mais on remet moins encore en question les formes des relations entre les individus et les groupes, les modes de reconnaissance sociale. L’Etat social semble ne pouvoir agir qu’en ajoutant de nouveaux droits sans pouvoir revenir sur ceux qu’il a déjà accordés. (p.81-82)
Les enquêtes montrent que les efforts pour réformer l’action de l’Etat social et culturel, la décentraliser, accroître les négociations avec les associations ou les bénéficiaires, la rendre plus expérimentale ne connaissent guère de succès…… L’Etat-providence est devenu, en un sens, une structure irréversible, dont la suppression n’exigerait rien de moins que l’abolition de la démocratie et des syndicats, avec des modifications fondamentales du système des partis. (p.83)
Le lien entre la citoyenneté de l’individu et ses conditions économiques caractérise la citoyenneté moderne, on l’a dit. L’autonomie économique est la condition de l’autonomie politique des individus-citoyens, ce qui fonde la légitimité de l’intervention providentielle….. Le welfare state a assuré l’autonomie de l’individu par rapport à la famille et au marché, il a accru sa dépendance à l’égard de l’Etat. (p.129-130)
L’Etat-providence a eu un effet sur toutes les professions par l’extension du salariat et l’ensemble des droits qui lui sont liés…….. droits à la retraite, aux loisirs, aux soins médicaux pour soi et pour sa famille, à des transferts financiers pour compenser les charges de famille ou l’absence de salaire liée à la maladie et au chômage….. Le salarié est devenu titulaire d’une rente sur l’Etat…… trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse à tout moment la menace de la misère. (p.131-132)
La multiplication des métiers de l’Etat-providence peut être mesurée par des indicateurs divers, mais tout particulièrement par l’accroissement du nombre des fonctionnaires du ministère de l’Education nationale, du ministère de la Culture et du secrétariat d’Etat au sport, l’accroissement du nombre des travailleurs sociaux et des membres de la fonction publique hospitalière, ainsi que par l’invention continue de nouveaux métiers. (p. 138)
L’Etat d’intervention contribue à aligner les relations sociales sur un modèle unique, inspiré du monde de la production. De ce point de vue, il renforce les effets de la prééminence de l’activité économique dans la vie collective…. Dans la société providentielle, la vocation est moins reconnue et le nombre des métiers augmente….. Parce que les métiers remplacent la vocation, tous ceux qui définissaient leur profession en termes de « vocation » et entendaient échapper à la logique économique ou bureaucratique déclarent que leur profession est en « crise ». (p.148)
La solidarité objective qu’impose l’Etat d’intervention par les prélèvements obligatoires reste abstraite et bureaucratique, elle ne nourrit pas le sentiment de solidarité concrète entre les individus et ne suscite pas les échanges directs entre eux. (p.184)
Le vocabulaire républicain est de plus en plus dénoncé comme hypocrite et inefficace. (p. 205)
Il faudrait, en conséquence, dissocier l’ordre du patriotisme de celui de la citoyenneté ; dissocier la « nation » (la France, l’Allemagne), qui resterait le « lieu de l’affectivité », de l’Etat, qui deviendrait seulement le « lieu de la loi ». On pourrait ainsi séparer l’identité nationale, avec ce qu’elle comporte de dimensions culturelles ou ethniques – partage d’une langue, d’une histoire, d’une mémoire, d’une culture communes –, de la participation civique et politique, fondée sur la raison, le respect de l’Etat de droit et les droits de l’homme au niveau européen. (p. 214)
Ce n’est pas « l’accroissement » objectif « de l’écart entre les gouvernés et l’élite gouvernante » qui est responsable du « sentiment de crise », c’est l’exigence de ressemblance ou d’identification entre l’électeur et l’élu qui s’est accrue.… La simple constatation qu’il existe un « personnel spécialisé » qui se consacre à l’activité politique – dont l’existence est liée à l’idée de représentation – suscite l’indignation. Désormais, les citoyens français jugent inadmissible que leurs élus appartiennent à ce qui leur apparaît comme une caste, formée par les anciens élèves de l’Ecole Nationale d’Administration et l’ensemble des journalistes, sondeurs et spécialistes de la « communication »…… La revendication constante de la « transparence » est une autre expression du refus d’une distance, instaurée par l’élection, entre les électeurs et les hommes politiques. (p.244-245)
Les hommes politiques répondent aux attentes de leurs électeurs en invoquant leur action quotidienne pour améliorer les conditions de vie. Ils ne formulent guère de grands projets qui donneraient un sens au destin de la collectivité par-delà les réactions immédiates de l’opinion publique, parce qu’ils ont le sentiment que leurs électeurs ne sont pas disposés à les entendre….. La prééminence qui est accordée au quotidien dans les faits comme dans les discours montre que la politique tend, de plus en plus, à gérer les relations quotidiennes entre les hommes et non à faire aboutir une manière de vivre ensemble, en entreprenant un projet organisé par des valeurs communes. (p.246-247)