Anne de Guigné, journaliste économique au Figaro, vient de publier un ouvrage très intéressant où elle nous invite à réfléchir sur l’aveuglement économique des dirigeants. Elle l’a intitulé Ils se sont si souvent trompés. Et Jean-Marc Daniel qui dans le Figaro du 12 Avril dernier fait la critique de cet ouvrage nous dit : « Ce que l’on retient de la lecture du texte d’Anne de Guigné, c’est la permanence d’une forme de cécité économique chez les dirigeants politiques ». Dans le cas de la France, le diagnostic de cette brillante journaliste nous paraît particulièrement pertinent, et l’on pourrait dresser une liste particulièrement longue des erreurs commises par les différents dirigeants du pays, dans la longue histoire de la France, du fait de leur « cécité économique ».
Article paru sur Contrepoints le 29 avril 2023, sous le titre « La cécité économique des dirigeants français »
Parmi les divers épisodes d’aveuglement, il y eut, en 2000, le passage aux 35 heures qui a beaucoup affaibli la compétitivité de notre économie, et dans la période toute récente le fait que l’on ait mis tant de temps à réaliser que la désindustrialisation du pays était la cause de l’affaiblissement de notre nation et du déclin de notre économie. Encore fallut-il que ce soit le hasard providentiel de la crise du Covid-19 qui permit d’en prendre conscience. En somme, il aura fallu une cinquantaine d’années pour que nos grands responsables politiques découvrent que la désindustrialisation du pays était une catastrophe nationale. Et même notre brillant président, qui avait pourtant été au préalable ministre de l’Économie et des Finances n’avait pas vu le problème. C’est à désespérer des énarques !
Du fait de la cécité économique, la France est ainsi régulièrement secouée par d’intenses crises où, nous dit Marc Lazar dans une chronique du site Slate, « s’expriment la détestation des élites et l’aspiration à une rupture complète ». Ce sont des crises qui secouent chaque fois profondément le pays, où souffle même parfois un vent de révolution, et c’est le cas actuellement, à nouveau, avec le refus par les Français d’une réforme de leur régime des retraites : on leur demande de faire passer l’âge du départ en retraite de 62 à 64 ans, et cela provoque une levée générale de boucliers dans tout le pays, alors que partout ailleurs, dans les pays européens, l’âge de départ à la retraite se situe à 65 ans, voire 67 ans dans certains d’entre eux. La côte de confiance d’Emmanuel Macron a ainsi fortement baissée : elle est actuellement à 28 %.
Une économie qui réalise depuis des décennies de très mauvaises performances
Le service des statistiques des Nations Unies a publié en 2018 les résultats d’une étude montrant l’évolution sur une longue période des économies d’un certain nombre de pays. Nous indiquons, ci-dessous, en réactualisant les données, les évolutions qu’ont connues les grands pays européens, en y rajoutant le cas d’Israël qui est particulièrement exemplaire :
1980 | 2000 | 2017 | 2021 | Multiplicateur | |
Israël | 6.393 | 21.990 | 42.452 | 52.170 | 8,0 |
Espagne | 6.141 | 14.556 | 28.356 | 30.103 | 4,9 |
Suisse | 18.879 | 37.937 | 80.101 | 91.991 | 4,9 |
Danemark | 13.881 | 30.734 | 57.533 | 68.007 | 4,9 |
Allemagne | 12.091 | 23.929 | 44.976 | 51.203 | 4,2 |
Pays-Bas | 13.794 | 20.148 | 48.754 | 57.767 | 4,2 |
France | 12.669 | 22.161 | 38.415 | 43.659 | 3,4 |
Source : ONU, Statistics Division)
Comme on le voit, sur cette période d’une quarantaine d’années les performances économiques de notre pays ont été considérablement inférieures à celles des autres pays européens : il aurait fallu au moins un multiplicateur 4, ce qui aurait permis à notre PIB de se trouver majoré de 20% à 25 % de plus. Et l’on en serait bien heureux.
La cécité économique des dirigeants français
Très curieusement, les dirigeants français ne se sont pas rendu compte que notre économie avait des performances économiques bien inferieures à celles de nos voisins, et il est incompréhensible qu’ils n’aient pas pu s’en apercevoir pour y remédier et redresser la barre. On s’est borné à voir, chaque fois, quelle était la croissance de notre PIB par rapport à l’année précédente, et dans tous les rapports officiels les données ont été fournies en termes de pourcentages par rapport aux données de la période précédente, et ce, trimestre par trimestre. On s’est borné à des éléments de conjoncture mais on n’a pas fait de prospective. Il est vrai que le Commissariat Général au Plan avait été supprimé. On a donc vu que l’on progressait : mais rien, jamais rien, en comparaison avec ce qui se passe à l’étranger. Le pays auquel il aurait été primordial de s’intéresser était de toute évidence la Suisse, qui est notre voisin, et où, de surcroit, on parle le français. Un pays qui a été capable de conserver sa monnaie – et le franc suisse est une monnaie très solide –, un pays qui a une balance commerciale chaque année très positive, et ceci avec des salaires très élevés, un pays qui a une industrie puissante et un pays où il n’y a jamais de grève, du fait qu’un accord entre le patronat et les syndicats a été conclu en 1937 (accord « Paix du travail ») selon lequel les conflits doivent se régler par le dialogue et non par la grève. Et il aurait également été utile d’examiner le cas d’Israël ,un pays parti de rien après la Seconde Guerre mondiale et qui a aujourd’hui un PIB/capita supérieur au nôtre. Le seul pays auquel nous nous sommes intéressés est l’Allemagne, et encore, nous n’avons pas repris leur système de coopération entre le patronat et les syndicats qui a conduit à la cogestion des entreprises.
Pourquoi la France a-t-elle laissé s’écrouler son secteur industriel ?
L’industrie joue un rôle clé dans la création de richesse et la France, par aveuglement, a laissé filer son industrie. La relation existant, dans différents pays, entre leur production industrielle et le PIB par tête de leurs habitants est évidente. C’est ce que montre le graphique ci-dessous où il est pris, en abscisses, pour variable explicative, la production industrielle des pays calculée par habitant, et, en ordonnées, les PIB/capita de ces pays. Pour ce qui est des données sur la production industrielle, il s’agit des informations fournies par la BIRD (année 2019) qui place la construction dans l’industrie.
On voit que la France, avec une production industrielle faible de 6.432 US$ par habitant a un PIB/capita de seulement 39.030 US$ ; l’Allemagne, avec un ratio bien meilleur de 12.279 US$ a un PIB/capita de 46.208 US$, et la Suisse avec un chiffre record de 22.209 dollars en est à un PIB/capita de 87.097 dollars, le plus fort d’Europe. Ce qui s’est produit, c’est que nos effectifs industriels n’ont pas cessé de fondre depuis la fin des Trente Glorieuses, passant de 6,7 millions de personnes à 2,7 aujourd’hui, et le secteur de l’industrie ne contribue plus à présent que pour 10% à la formation du PIB, alors que ce taux devrait se situer pour le moins à 18 %. L’Allemagne ou la Suisse en sont à 23% ou 24 %. La France est devenue ainsi le pays le plus désindustrialisé de tous les pays européens, la Grèce mise à part.
Les dirigeants de notre pays ont été piégés par la mauvaise interprétation qu’ils ont faite des travaux de Jean Fourastié qui avait publié, en 1949, Le grand espoir du XXe siècle, un ouvrage qui fit grand bruit à l’époque. Cet économiste avait montré, en remontant très loin dans les séries historiques sur l’emploi, que dans les économies qui se développent on passe successivement du secteur agricole (le secteur primaire) au secteur industriel (le secteur secondaire), puis du secteur industriel à celui des services (le secteur tertiaire), et les sociologues en ont conclu qu’une société moderne était une société « post-industrielle » avec principalement des activités relevant du secteur tertiaire. Jean Fourastié avait raisonné en termes d’effectifs et non de valeur ajoutée : du fait du progrès technique, qui est rapide et important dans les activités industrielles, le secteur secondaire de l’économie se réduit effectivement en nombre d’emplois, mais est toujours présent en termes de valeur ajoutée : c’est ce qui n’a pas été compris par nos dirigeants qui ont vu dans le déclin du secteur industriel le signe même de la modernisation du pays. Cela a été fatal à notre économie : ils ont laissé sans broncher la France se désindustrialiser.
Comment redresser notre économie ?
Aujourd’hui, nous nous remettons seulement de cette méprise sur l’évolution des sociétés qui a été celle de nos dirigeants, et ce grâce à la crise de la Covid-19 qui leur a ouvert les yeux. Il était temps ! Il s’agit donc, à présent, de remonter la pente en reconstruisant notre secteur industriel. Le gouvernement l’a compris, et il a lancé pour cela le plan « France 2030 » auquel il va consacrer une trentaine de milliards d’euros. Mais il veut n’apporter son soutien qu’aux « industries vertes », et à elles seules, ceci du fait des limites d’action que lui accorde la Commission de Bruxelles. C’est bien dommage, car nous avons besoin d’au moins un million d’emplois industriels supplémentaires. Et l’environnement tant national qu’international n’y est guère favorable. Sur le plan interne, il y a les freins mis à la réindustrialisation du pays par les écologistes, un droit du travail français pénalisant pour les chefs d’entreprise, une fiscalité qui tarde à être mise en harmonie avec celle de nos voisins, des réglementations européennes qui bloquent les initiatives que pourrait prendre l’État français pour réindustrialiser le pays et un coût du travail considérablement plus élevé que dans les anciens pays de l’Est qui sont maintenant intégrés dans l’Union Européenne. Sur le plan international, la guerre en Ukraine a fait fortement grimper le coût de l’énergie en Europe, ainsi que les mesures incitatives prises par le président Joe Biden pour investir sur le continent américain. Inévitablement, notre réindustrialisation va être lente, le plan « France 2030 » d’Emmanuel Macron étant très insuffisant, et notre dette extérieure ne cessera donc pas de croître, alourdissant un peu plus chaque année le budget de la nation.
Les autorités de notre pays vont donc devoir veiller à ce que nous ne nous acheminions pas sur la voie de la Grèce. On se souvient de la grave crise qu’a connue ce pays, en 2009. Son endettement était devenu considérable et l’agence de notation Fitch avait abaissé sa note en dessous de A : c’était la première fois qu’une telle dégradation survenait dans un pays européen. Il s’en suivit une panique en Europe. La zone euro fut jetée dans la tourmente et la « Troïka » FMI, BCE et Commission européenne dut intervenir, et par trois fois. On imposa à la Grèce des mesures drastiques, au point qu’un gouvernement de gauche arriva au pouvoir, en 2015, qui voulut s’opposer à trop de meures d’austérité : le peuple ne les supportait plus. Après six années de crise, le PIB du pays se trouva réduit d’un quart et le taux de chômage monta jusqu’à 25 %. La Grèce se remit très difficilement de cette crise : il y eut plusieurs plans de sauvetage et le bilan social fut catastrophique.
Il serait donc temps que les autorités de Bruxelles laissent notre gouvernement libre d’agir pour redresser notre secteur industriel : nous avons, dans d’autres articles, chiffré à 350 milliards d’euros le montant des investissements à effectuer pour remettre notre secteur industriel à niveau, et il faudrait que cela puisse se faire en une dizaine d’années. Il faudra pour y parvenir, à la manière de ce que le président américain Joe Biden a prévu de faire avec l’IRA, que la puissance publique apporte son soutien aux investisseurs privés, et nous avons proposé une aide à l’investissement de 20.000 euros les cinq premières années, par emploi créé, puis de 10.000 euros les cinq années suivantes, soit 150.000 euros sur dix ans. Dans les circonstances actuelles, et compte tenu des freins à la création d’emplois dans l’industrie existant en France, de telles aides sont indispensables. Il faudra en persuader la Commission européenne à Bruxelles en lui faisant prendre conscience que la France est un pays sinistré : il y va, d’ailleurs, de l’intérêt même de tous les pays de la zone euro. Pour l’heure, tous les indicateurs convergent pour montrer que nous sommes sur la pente de la Grèce : notre pays est très fortement désindustrialisé, nos gouvernants se trouvent ainsi contraints de recourir chaque année à la dette pour boucler leur budget, et celle-ci a maintenant atteint un niveau dangereux. Il serait donc temps d’agir.
2 commentaires
50 ans d’aveuglement économique
Il faudrait aussi comparer les balances des paiements : 1/. les grands groupes font 80% de leur activité dans le monde et rapatrient des dizines de milliards en France.
2/. les services rapportent aussi, comme le tourisme mais pas que. (les allemands ont besoin d’excédent commercial pour venir en vacances en France)
La vraie cata dans la faiblesse de l’industrie c’est la perte de souveraineté technique qui ensuite se traduit par perte d’influence et vassalisation. Qui coûte comme les 9 milliards payés par BNP en amende pour avoir fait des affaires en $ au soudan.
50 ans d’aveuglement économique du mitterrandisme et successeurs
avant la saignée de 35 heures au lieu de 39, il y a eu 2 autres évènements : le désarmement des avions au salon du Bourget le 10 Juin 1981, coût cumulé 750 millions de milliards (pour faire suite à l’entrée des communistes au gouvernent, qui ont placés bon nombre des leurs dans les rouages de l’administration (qui est « héréditaire », comme chacun sait) et puis la retraite à 60 ans (et même 58 voire 56 ans) qui aujourd’hui encore coûte des sommes gigantesques !