On entend beaucoup les syndicats et divers économistes se plaindre de ce que les salariés verraient sur longue période le partage de la valeur ajoutée se faire à leur détriment mais au bénéfice des actionnaires. C’est faux.
L’analyse nécessite d’abord une définition économique de la valeur ajoutée, un concept qui n’est pas du tout évident et qui connaît plusieurs définitions officielles, sans compter que le définir en vue d’un partage actionnaires/salariés n’a pas la même signification que celle que le peut lui donner la comptabilité nationale. Il faut ensuite calculer année par année depuis plusieurs décennies l’évolution du rapport entre rémunération des salariés et valeur ajoutée. Ce sont les deux questions que nous allons traiter, en terminant par une comparaison internationale.
Qu’est-ce que la valeur ajoutée (VA) ?
+La définition utilisée par l’INSEE+
La définition primaire sur laquelle tout le monde s’accorde est simple : la VA est la valeur de la production des secteurs privé et public, moins celle des consommations intermédiaires qui ont servi à cette production.
Mais déjà apparaissent plusieurs distinctions entre la définition de la comptabilité nationale et celle du modèle ESANE utilisé par l’INSEE, en ce sens que la première comprend la « valeur ajoutée brute » (VAB) comme le PIB, en incluant la TVA et les taxes sur les produits particuliers et les importations, ainsi que les impôts de production (la VA nette ou VAN étant la VAB moins la « consommation de capital fixe » ou amortissements) et en soustrayant les subventions, ce que l’INSEE appelle la VACF ou « valeur ajoutée au coût des facteurs ».
Le modèle ESANE exclut quant à lui la prise en compte des seuls impôts sur les produits (TVA etc.) nets des subventions sur les produits. C’est le résultat de ce modèle que l’INSEE prend en compte pour calculer la VA pour les besoins de son étude sur le partage de la valeur ajoutée. En résumé, pour l’INSEE la VA à prendre en compte correspond à la valeur hors taxes (hors impôts sur les produits) de la production diminuée des consommations intermédiaires.
+Entre qui le partage de la VA s’effectue-t-il ?+
Il s’effectue entre quatre catégories de parties prenantes ;
– Les rémunérations des salariés, cotisations patronales et avantages compris,
– L’EBE (excédent brut d’exploitation), qui correspond au concept américain d’EBITDA (bénéfices avant intérêts, impôts, provisions et amortissement) excepté que l’EBE n’exclut pas l’impôt sur les sociétés et autres charges non récurrentes,
– Les revenus mixtes des entreprises individuelles, qui comprend deux éléments indissociables, le revenu du travail du propriétaire et son profit en tant qu’entrepreneur,
– Les impôts sur la production nets des subventions.
Pour fixer les idées, en 2010, les salariés ont reçu environ 58% de la VA, l’EBE 32%, pendant que les revenus mixtes ont atteint 6,8% et les impôts de production nets de subventions 3%. Si l’on exclut les 10% environ des deux dernières catégories, les deux premières se partagent 90% de la VA, soit 64,4% pour les salariés et 35,6% pour l’EBE, proportion très proche de 2/3-1/3 à laquelle il est fréquemment allusion.
L’évolution du partage est traitée dans la dernière partie de cette étude.
Il y a une difficulté dans cette répartition si l’on s’intéresse comme ici au partage entre actionnaires et salariés, à savoir que l’EBE n’est pas la juste mesure de ce qui revient aux actionnaires. Car l’EBE est ici calculé avant impôts sur les sociétés, provisions et amortissements. Il est donc nécessaire pour effectuer une juste comparaison de retirer de l’EBE les amortissements qui ne constituent pas un profit « partageable » (mais pas les impôts sur les sociétés, les rémunérations des salariés étant calculés aussi avant prise en compte des impôts sur le revenu. Ni les provisions qui ne constatent rien d’acquis).
Si nous recalculons le ratio en éliminant les amortissements[[Nous n’avons pas le chiffre réel des amortissements, la comptabilité nationale n’utilisant que celui de la consommation de capital fixe, concept légèrement différent. Dans l’exemple de 2019 que nous prenons ici, la CCF a été égale à 450 milliards.]] à la fois de la VA et de l’EBE, nous obtenons en 2019 un pourcentage de 72,8% pour les salariés et de 16,4% pour l’EBE (le solde étant le chiffre des revenus mixtes et celui des impôts de production).
+L’étude d’Eric Dor, IESEG School of management+
Nous rejoignons ici l’étude réalisée par Eric Dor[[https://www.researchgate.net/publication/365360455_Le_partage_de_la_valeur_ajoutee_des_entreprises_francaises_entre_salaires_et_profits]] sur l’année 2021 pour l’économie des seules entreprises du secteur non financier, qui aboutit aux résultats suivants éliminant les amortissements du calcul de la VA et de l’EBE : 82,56% pour les salariés et 8,03% pour les actionnaires (dont 5% pour les dividendes et 3% épargnés), contre 16,4% calculés ci-dessus. La différence avec les calculs de l’INSEE provient de ce que Eric Dor tient compte des impôts sur le revenu ainsi que d’autres transferts, et surtout de ce que ses calculs concernent les seules sociétés non financières, qui ne représentent en 2021 qu’à peine plus que la moitié de l’économie nationale.
La comparaison n’est donc pas significative. Mais cette étude nous intéresse doublement : d’une part par l’exclusion dans la VA des amortissements, comme une part du profit non partageable comme nous venons de le voir, et d’autre part par l’exclusion des dividendes reçus des filiales étrangères, sur laquelle Eric Dor s’exprime ainsi :
« Les dividendes reçus par les entreprises françaises ont été en très forte augmentation, à cause du poids de celles qui se sont fortement internationalisées. Alors forcément, la masse salariale des travailleurs occupés sur le territoire de la France a été une part décroissante du revenu global, mais sans du tout refléter une déformation du partage de la valeur ajoutée nette dégagée en France au détriment du personnel. C’est simplement parce qu’on compare la masse salariale des travailleurs occupés en France avec un revenu global qui comprend des ressources issues du partage de la valeur ajoutée dans des filiales à l’étranger, ce qui est peu pertinent. De la même manière, les dividendes payés, qui sont la part du revenu global allouée aux actionnaires, sont en grande partie une redistribution des dividendes reçus des filiales. Comme ces dividendes reçus ont été en forte augmentation, ceux qui sont payés le sont aussi et représentent une part croissante du revenu global, mais sans que cela résulte d’une augmentation de la part des profits dans la valeur ajoutée nette dégagée sur le territoire national.» Les salariés français n’ont en effet aucune légitimité à participer à la redistribution de dividendes issus du partage de la valeur ajoutée effectué dans d’autres pays avec d’autres salariés.
Les calculs de l’INSEE partant de la production intérieure, aucune correction n’est toutefois nécessaire puisque les dividendes reçus des filiales étrangères n’entrent pas dans la VA.
L’évolution depuis 1949 du ratio salariés/actionnaires dans le partage de la VA
Voici le graphique pour 2013, comprenant aussi les parts revenant à l’Etat et aux revenus mixtes pour parvenir à 100% de la VA :
Ce tableau s’arrêtant en 2013, nous le complétons ci-dessous :
Années | 2013 | 2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 |
Salariés | 58,1% | 58,4% | 58,0% | 58,2% | 58,6% | 58,6% | 57,6% | 57,9% | 57,9% |
EBE | 31,5% | 32,1% | 33,0% | 32,8% | 32,4% | 32,6% | 33,8% | 32,8% | 34,1% |
Autres (Etat et mixte) | 10,4% | 9,5% | 9,0% | 9,0% | 9,0% | 8,8% | 8,6% | 9,3% | 8,0% |
+Qu’observons-nous ?+
Depuis 1949, la part des salariés a augmenté d’environ dix points, avec un pic entre 1975 et 1983, où cette part atteint 62%, correspondant à un creux très significatif de la part de l’EBE (25% de la VA) pendant la même période. Les syndicats et divers économistes voudraient faire de cette période la norme de référence du partage entre salariés et EBE. C’est tout le contraire qui s’impose. En effet, à partir de 1973 la part des salariés augmente brusquement : c’est l’année du premier choc pétrolier (guerre du Kippour), marquée par une crise de la production industrielle, l’accroissement du chômage et l’inflation galopante, sur laquelle les salaires sont indexés. Lorsqu’en 1981 François Mitterrand succède à Valéry Giscard d’Estaing sur la base du programme commun, la France est sur le bord de la catastrophe économique et financière, le France connaissant trois dévaluations successives en 1981, 1982 et 1983. 1983 est l’année du fameux « tournant de la rigueur », marquée notamment par la fin de l’indexation des salaires sur l’inflation (sauf pour le Smic) sous le gouvernement socialiste de Jacques Delors.
Du fait de la fin de cette indexation, la part des salaires baisse jusqu’en 1989, où la part des salaires tombe à 56% (valeur qu’elle avait atteinte en 1973 avant le premier chic pétrolier, à partir de quand la part des salaires connaît une stabilité remarquable puis une légère montée en 2009 (58%), chiffre qui est resté stable jusque de nos jours (57,9% en 2021). On remarque que la part des salaires n’a pas diminué de 2019 à 2021, et même augmenté de 2019 à 2020, malgré la crise sanitaire. Les données ne sont pas encore disponibles pour l’année 2022.
En ce qui concerne la part de l’EBE, son évolution est aussi remarquablement stable depuis 1989, autour de 33%, avec une légère augmentation la dernière année (2021), mais il faut remarquer que la fiscalité nette sur la production hors TVA a beaucoup diminué cette année-là, et que l’EBE sur les revenus mixtes a quasiment stagné. Ce n’est donc pas au détriment des salariés que cette légère amélioration de l’EBE s’est produite.
+Comparaisons internationales+
L’étude de l’IESEG évoquée ci-dessus apporte des données extrêmement frappantes qui concernent, rappelons-le, les seules sociétés non financières ( donc à l’exclusion des sociétés financières, des revenus mixtes et des administrations publiques) :
– La part des salariés des sociétés non financières dans la VA nette (après déduction des amortissements) est la plus forte, Slovénie exclue, de celle des 25 pays européens, avec 82,6%. Par exemple, l’Italie est à 73% et l’Allemagne à 77%.
– Inversement, la part des profits nets distribués ou épargnés français est la plus faible des mêmes pays, Chypre exclu, avec 8% de la VA nette. L’Italie et l’Allemagne sont toutes deux à 19%.
– La part des dividendes nets payés dans la VA nette est là encore l’une des plus faibles de l’Europe (5ème rang sur 25) à 5%, l’Italie se situant à 18% et l’Allemagne à 13%.
– La part de l’EBE français dans la VA nette est aussi la plus faible de l’Europe, avec 34%, l’Italie se situant à 41% et l’Allemagne à 40%.
Autant de chiffres qui se passent de commentaires.
Conclusion générale
1. Si l’on suit l’interprétation de l’INSEE du concept de la VA, soit la production nette des consommations intermédiaires et nette des impôts sur les produits nets des subventions sur les produits, les conclusions sont les suivantes :
– Le partage de la VA est remarquablement stable depuis 1989 entre salariés et excédent brut d’exploitation, autour de 58% pour les salariés et 33% pour l’EBE.
– La période 1973-1989 ne peut en aucun cas servir de référence, car elle correspond à une phase (premier choc pétrolier et indexation des salaires sur l’inflation) où la France était au bord du gouffre, après trois dévaluations en trois années, nécessitant le tournant socialiste de la rigueur et notamment l’abandon de l’indexation des salaires.
Rappelons en outre que les dividendes reçus des filiales étrangères des sociétés situées sur le territoire national doivent être exclus de la VA quelle que soit la méthode utilisée.
2. Si l’on corrige la méthode de l’INSEE en retenant la méthode de l’IESEG consistant à tenir compte des impôts et charges totaux et à exclure de la VA les amortissements, on parvient à un partage en faveur des salariés autour de 82%.
3. En Europe, La France est quasiment première pour la part des salaires dans la VA. Corrélativement, elle est quasiment dernière des 25 pays européens pour ce qui est de la part nette de l’ENE (amortissements déduits) dans la VA, de la part des profits payés ou distribués et des dividendes nets distribués.
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partage illusoire de la valeur ajoutée entre salariés et actionnaires
Dans ce « partage » il y a la part de prédator : l’état qui se taille la part du lion !