des chefs d’entreprise désarmés1
Le déclin régulier et la faillite du système d’enseignement scolaire en France, constatés et mesurés à travers les évaluations et les classements TIMMS et PISA, sont désormais chose connue et admise par tous. Avec les conséquences économiques et sociales qui en découlent : la France n’a plus assez d’ingénieurs, de chercheurs, d’enseignants, de techniciens, etc.
Par contre, personne ne propose, et a fortiori ne met en place, les dispositions qu’il faudrait impérativement prendre d’urgence pour y remédier. Car ce ne sont pas les rustines des ajustements de programme et de contrôles des connaissances, des groupes de niveaux, des effectifs réduits, des formations et des recrutements des enseignants, etc. qui pourront inverser la tendance. Le système a impérativement besoin d’une refonte en profondeur.
Depuis 1958, 38 personnes ont occupé le poste de Ministre en charge de l’éducation nationale, et non des moindres puisque l’on peut citer notamment Michel Debré, Alain Peyrefitte, Edgar Faure, Alain Savary (dont la réforme reste dans toutes les mémoires), Jean-Pierre Chevènement, Lionel Jospin, François Bayrou, Claude Allègre (et le mammouth), Jack Lang, François Fillon, Gabriel Attal, et celui qui détient le record de la durée à ce poste avec 5 années, Jean-Michel Blanquer. Quasiment tous se sont efforcés de laisser leur nom dans l’histoire à travers « leur » réforme. Pour quels résultats ? De plus en plus catastrophiques !
Les raisons en sont multiples et ont été clairement exposées dans les ouvrages des uns et des autres, anciens ministres compris. Mais toutes découlent d’une seule et unique cause : la main-mise de l’Etat et l’hyper-centralisation du grand Service Public de l’Education Nationale, renforcées par les Syndicats des Enseignants, qui ont bloqué depuis 60 ans toute réforme structurelle. L’Etat et les syndicats ont été les fossoyeurs de générations d’élèves et sont les responsables de l’état de délabrement dans lequel se trouve aujourd’hui tout le système éducatif en France2.
Aucun n’a jamais proposé ni essayé d’en sortir. Et si on essayait par la base ?
La France compte 58.910 écoles et établissements du second degré (source : L’Education nationale en chiffres, 2023). Et donc 58.910 « chefs d’établissements ». Sans aucunement atteindre à leur dignité, bien au contraire, ils sont tous des « chefs d’entreprises », certes « non lucratives ». Mais ils sont confrontés quotidiennement aux mêmes problématiques que tous les chefs d’entreprises : satisfaire leurs clients (ici on parle d’usagers, mais c’est pareil) ; gérer leur personnel ; organiser le fonctionnement de leur établissement ; administrer des budgets et gérer des finances ; etc.
Or que se passe t-il ? Dans toute entreprise, le « chef » a l’entière responsabilité et les pouvoirs nécessaires pour faire en sorte que son établissement fonctionne bien, ait de bons résultats, pour la satisfaction tant des clients, des employés, des fournisseurs, des investisseurs et propriétaires.
Dans les établissements d’enseignement scolaire, le chef d’établissement a bien la responsabilité, mais il n’a quasiment aucun pouvoir réel. Tout lui est dicté et imposé par le Ministère de tutelle.
— Il ne choisit pas et ne sélectionne pas ses clients (ici ses élèves et leurs parents). La sélection, sujet tabou ! Tellement tabou que toute tentative d’adaptation devient une montagne infranchissable. Les Zones d’Education Prioritaire tentent de remédier aux disparités mais leur efficacité est bridée par la rigidité de tout le système. Or le B.A. BA de tout chef d’entreprise est et demeure la satisfaction du client – usager, sans laquelle il perd sa crédibilité voire ses clients eux-mêmes. Et donc finalement son entreprise.
— Il ne choisit pas et ne décide pas ce qu’il va produire, dont le contenu (les programmes d’enseignement) lui sont totalement imposés quasiment à la virgule près. Il ne peut ni l’adapter ni le faire évoluer en fonction des impératifs et des circonstances qui sont les siennes, notamment en fonction de ses « clients ». Là encore, le B.A. BA de tout chef d’entreprise est d’adapter son produit ou son service aux attentes de ses clients, et ceci de façon toujours plus personnalisée notamment désormais grâce à l’IA.
— Il ne choisit pas et ne décide pratiquement rien de la façon dont il va organiser le fonctionnement de son établissement : les horaires, les plannings (va-t-on travailler le mercredi, le samedi ?), les tenues des élèves (uniformes ou pas ?), les fameux « groupes », etc. Les réunions des parents d’élèves sont à 99% à sens unique. Les parents posent des questions, le chef d’établissement y répond. L’inverse est pratiquement toujours complètement accessoire, non faute de bonne volonté, mais faute de possible initiative et souplesse. Contraintes réglementaires, contraintes sociales, etc.
— Il ne choisit pas son personnel et il ne dispose d’aucun moyen direct et efficace ni pour le récompenser, ni pour le sanctionner, ni pour le remplacer provisoirement (le problème récurrent de l’absence des enseignants) ou définitivement, ni pour lui apporter des compléments de formation. Un enseignant titularisé est inamovible. L’Education Nationale semble tout ignorer des fonctions Ressources Humaines et de leur évolution récente, qui occupent une grande partie du temps de tous les chefs d’entreprises. L’extrême difficulté à trouver des enseignants compétents et motivés faute de rémunérations à la hauteur, en particulier pour les matières scientifiques, est patente. Le chef d’établissement ne peut que constater la défaillance, il ne dispose d’aucune solution pour y remédier.
— Il ne choisit pas et ne décide quasiment rien en matière de budget et de finance. Or ceux-ci sont souvent très significatifs et font des établissements d’enseignement scolaire de véritables PME.
La dépense globale par élève dans le 1er degré s’établit à 7.440 € (chiffre du Ministère). Donc le budget annuel total, tous intervenants confondus, d’une toute petite école primaire rurale de 30 élèves atteint déjà plus de 220.000 €, sans doute autant voire plus que nombre d’artisans. Et ne parlons pas des grands bahuts du secondaire avec plusieurs milliers d’élèves dont les budgets globaux atteignent plusieurs millions d’euros, voire dizaines de millions. On entre dans les « grosses » PME ! Et qui gère et coordonne tout cela ? Personne ou tout le monde, cela revient au même.
Les enseignants sont gérés et payés par l’Education Nationale, le Personnel non enseignant par les collectivités de tutelle (Communes, Départements, Régions). Les bâtiments appartiennent aux collectivités qui sont censées les entretenir, et quand un collège et un lycée se partagent les mêmes locaux, Département et Région doivent se coordonner. Pour le fonctionnement courant, les charges autres que le personnel, des dotations sont affectées. Quand on connaît la lourdeur et les délais des décisions financières et des déblocages des fonds par l’Etat et les collectivités, on peut comprendre les cauchemars des chefs d’établissements. Quelle part maîtrisent-ils ? Infinitésimale !
C’est l’une des grandes différences entre les établissements publics et les établissements privés d’enseignement, qui fait que nombre de parents (les clients) tentent vainement d’inscrire leurs enfants dans les établissements privés qui refusent du monde faute de place. La relative souplesse de gestion des établissements privés, face à la rigidité de celle des établissements publics, leur permet de mieux s’adapter aux attentes et d’être plus efficaces. Ils choisissent leurs élèves jusqu’à un certain point. Les parents participent davantage au fonctionnement des établissements privés. Ceux-ci disposent de budgets autonomes qu’ils gèrent à leur gré, ils choisissent leurs enseignants dans une certaine mesure.
Nous, chefs d’entreprises, admirons donc nos collègues, chefs d’établissements scolaires, qui acceptent d’endosser leurs responsabilités, lesquelles sont certes plus limitées, sans disposer des moyens élémentaires indispensables pour les exercer. D’ailleurs, comme les Maires des communes qui sont à peu près dans une situation similaire d’endosser de grandes responsabilités sans que la rémunération prévue soit en rapport, nombre de personnes aux grandes qualités humaines et aux compétences professionnelles indéniables renoncent à accepter de prendre la direction d’établissements scolaires publics.
La période du Covid l’a clairement démontré : lorsque les administrations de tutelle ferment les yeux et fichent la paix aux gens de terrain, ces derniers font des merveilles ! Alors faisons le pari qu’il peut en être ainsi dans tous les établissements scolaires si on leur confère une réelle autonomie dans un cadre allégé.
C’est faisable !
En septembre 2021 à Marseille, Emmanuel Macron a lancé « L’école du futur », une expérimentation s’appliquant à 52 écoles marseillaires. L’objectif affiché est de donner plus de pouvoirs aux chefs d’établissement notamment pour le recrutement de leurs équipes pédagogiques. Mais imédiatement tous les syndicats se sont écriés qu’il s’agit d’une « provocation » ! Par contre la Fédération des Parents d’Elèves PEEP a considéré qu’il s’agit d’une avancée, tout en rappelant que « la réflexion doit être plus profonde sur l’ensemble du système éducatif – il faut apporter à l’école le bol d’air dont elle a besoin, car on est dans un système à bout de souffle ».
Le Sénat a adopté en juillet 2023 un rapport sur « L’autonomie des établissements scolaires », faisant ressortir le fossé existant entre les intentions parfois louables bien que toujours restreintes au niveau législatif, et la pratique engluée dans les injonctions administratives. Les rapporteurs eux-mêmes divergeaient dans leurs analyses entre ceux de droite souhaitant plus d’autonomie et ceux de gauche n’en voulant pas.
Alors qui osera enfin prendre le taureau par les cornes, sans forcément tout chambouler, en maintenant le statut des écoles publiques mais avec une réelle autonomie, en maintenant le statut public des enseignants mais en créant une plate-forme des offres et des demandes d’emplois des enseignants avec liberté de choix de part et d’autre, en délégant la gestion financière autant que le permet la comptabilité publique (soit hélas très peu), etc.
Nous sommes convaincus qu’une réelle autonomie des établissements d’enseignement donnerait des résultats positifs très rapidement, aussi bien sur le climat dans les établissements que sur les résultats en matière de niveaux scolaires atteints, car les personnes concernées, à condition qu’elles soient de bonne volonté, ont tous les talents pour y parvenir.
Tout système a besoin d’un instrument d’évaluation et de pilotage. L’Education Nationale a tout un appareil d’enquêtes statistiques portant sur les effectifs et les résultats. Mais à quoi sert-il vraiment ? Est-il transparent ? Nous pourrions nous inspirer, comme nous l’avons fait lors de la réforme de l’apprentissage en 2018, des pratiques britanniques. Sur le site en ligne du Department of Education Department for Education – GOV.UK, disponible à tout le monde, on trouve toutes les statistiques des effectifs et des résultats de toutes les écoles publiques et privées, établissement par établissement, y compris des statistiques ethniques interdites en France …..
- Voir 1ère partie du livre « La France au bord de l’abîme » d’ André – Victor ROBERT ↩︎
- cf l’annonce des résultats récents de la France en mathématiques : la France reste dernière mondiale ! ↩︎
1 commenter
Bravo pour cet article, que je particulièrement apprécié en tant qu’ancien chef d’entreprise. À cette nécessaire décentralisation, on pourrait ajouter les dégâts du choix idéologique que je développe dans mon article :
https://www.yvesmontenay.fr/2024/04/24/la-guerre-scolaire-est-relancee/