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Entrer en industrie et vivre !

par Yves Buchsenschutz
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Nous reprenons et revenons ci-dessous sur l’article d’Olivier Lluansi publié le 14 septembre 2023 dans Les Echos car il nous paraît fondamental dans la lutte engagée pour remettre la France sur les rails de la croissance, de la diminution du chômage et de l’augmentation du PIB/habitant.

Si un mouvement de réindustrialisation a émergé dans notre pays, ce dernier reste fragile. La France a créé 90.000 emplois industriels, dont 60.000 manufacturiers, entre 2017 et 2022 : à ce rythme et compte tenu de l’ampleur de la désindustrialisation des années passées, la part de population active travaillant dans l’industrie passerait d’ici à 2070 à 14%, encore loin des 16 % de la moyenne actuelle de l’UE.

Notre potentiel de réindustrialisation est pourtant considérable. Cependant, il est bridé par une pénurie généralisée de compétences. Le nombre d’emplois industriels vacants a été multiplié par trois entre 2017 et 2022, pour atteindre environ 60.000. Le manque à gagner annuel représente 4,8 milliards d’euros de valeur ajoutée.
Selon les différents scénarios de réindustrialisation, les recrutements de profils de métiers industriels varieront entre 90.000 et 110.000 par an sur la période 2019-2030. Or, notre appareil de formation serait en mesure de répondre à ce besoin : 125.000 jeunes sont formés chaque année aux métiers industriels.

Un jeune sur deux échappe à la filière

Cet étonnant paradoxe entre un besoin devenu aigu, un appareil de formation à la volumétrie correcte et une carence généralisée de profils aux compétences industrielles, s’explique par un taux d’« évaporation » très significatif. Ce terme désigne la proportion de « jeunes débutants » qui ne s’inséreront pas sur le marché de l’emploi ou du moins pas dans des métiers industriels correspondant à leur formation.
Premièrement, au moins un tiers de ces jeunes diplômés de formations industrielles sortent des processus de recrutement ou retournent en formation. Deuxièmement, une partie très significative des jeunes formés aux métiers industriels et s’insérant sur le marché de l’emploi ne le font pas sur des métiers industriels. La fraction de ceux qui prennent un emploi dans des secteurs ayant manifestement peu à voir avec l’industrie et ses métiers varie de 8% à 46%, selon les formations.

Causes incertaines

Plusieurs études convergent, le taux d’« évaporation » est de l’ordre de la moitié. Dit autrement, pour deux jeunes formés aux métiers industriels, un seul exercera un métier industriel. Ce très faible rendement de notre formation aux métiers industriels interroge, d’abord en termes de gaspillage de moyens publics, et plus encore pour la confiance que les jeunes peuvent avoir en notre système formation-premier emploi.
Faute d’un accès ouvert aux données, les causes exactes de cette « évaporation » et même son niveau précis sont difficiles à établir. Nous pouvons néanmoins esquisser des pistes de réflexion.

Organisation en silos

Une réduction progressive de l’appareil de formation a accompagné notre désindustrialisation; elle a eu pour conséquence d’éloigner les lieux de formation du domicile des publics formés. Pire, l’appareil de formation a été restructuré tout en conservant une organisation en silos, par public et donc en mutualisant très faiblement les plateaux techniques de formation.
Cet élargissement des périmètres de recrutement des personnes à former, par typologie de public, a contredit une double réalité sociologique structurelle : la faible mobilité des Français et l’ancrage territorial des PME et des ETI et donc des besoins.

Stratégie de territoire

Aussi, nous recommandons une territorialisation des outils de formation et la mutualisation à grande échelle des plateaux techniques qui s’adresseraient ainsi à tous les parcours afin de privilégier la proximité domicile-formation-emploi.
Il s’agirait de passer d’une logique par public (apprentis, jeunes ou seniors) qui a structuré historiquement nos politiques de formation et d’emploi, à une stratégie de territoire. Cette proposition s’inspire d’exemples observés dans nos territoires, comme la Fab’Academy en Pays de la Loire.
Les annonces gouvernementales pour accélérer la réindustrialisation et augmenter le nombre de places de formation sont d’excellentes nouvelles. Mais in fine, quel en sera l’impact sur la réduction des emplois industriels non pourvus ? Ce taux d’évaporation est le symptôme d’un échec collectif face auquel il existe pourtant des solutions : des états généraux sur la formation et l’orientation aux métiers industriels permettraient de poser un diagnostic partagé, en réunissant toutes les volontés en soutien de notre renaissance industrielle.

Olivier Lluansi est membre du conseil d’orientation de la Fabrique de l’industrie.

Un problème central : l’attractivité

À ce diagnostic tout à fait pertinent, je souhaiterais ajouter quelques considérations : ainsi que l’a fort bien expliqué Michel Crozier[[Un des rares sociologues qui s’est réellement penché sur le fonctionnement des entreprises. ]] dans ses différents travaux, le pouvoir est en général dans la capacité de gestion des incertitudes. Après la Deuxième Guerre mondiale, la nécessité était de produire et le pouvoir dans les entreprises était entre les mains des ingénieurs et des industriels. Lorsque l’on a su produire, il a fallu vendre : le pouvoir est alors passé aux mains des gens de marketing puis de commerce (de l’incertitude du produit à la maîtrise de la distribution et des clients). Le pouvoir depuis a glissé aux mains des financiers, après quelques hésitations concernant les relations humaines (comment motiver les salariés ?) ou l’informatique, laquelle a choisi semble-t-il de se cantonner à un rôle de fournisseur incontournable.
Et chacun voudrait être du bon côté du manche !

Très naturellement, l’attractivité des métiers a suivi ces méandres et l’industrie se retrouve quelque part aujourd’hui en France en queue de peloton de l’attractivité. Notons que ce phénomène est beaucoup moins fort en Allemagne ou les cols bleus ont en général des rémunérations supérieures à celles des cols blancs, ce qui n’est pas le cas en France, pays de fonctionnaires, qui ont eu droit à un avantage retraite important et très tôt.

Des progrès structurels

Il serait pourtant dommage sinon incompréhensible que la réindustrialisation qui nécessitera d’énormes efforts, en particulier financier, de la part des entreprises et des entrepreneurs certainement mais aussi de l’État butte sur le manque de candidatures.

Par chance, nous avons déjà trois pistes qui ont été bien travaillées dans les années récentes :

– l’apprentissage : nous sommes passés de 267 000 entrants en 2014 à 871 000 en 2022 mais seulement 14% dans l’industrie et 11% dans la construction. C’est cher, il y a des effets d’aubaine, cela peut être amélioré, ce n’est pas assez industriel mais c’est tout de même un extraordinaire résultat !
Cela débouche dans deux cas sur trois sur des embauches !
Cela pourrait probablement être très simplifié si l’on augmentait la responsabilité des entreprises dans ce processus.
– la validation des acquis de l’expérience (ex professionnels) ou VAE.
De 2002 à 2015, le dispositif de VAE a permis de certifier près de 330 000 personnes, soit un peu plus de 25 000 par an (nombre en baisse à partir de 2011 ?) C’est peu !
– Le compte formation : essayons de le vivre comme une aide à l’insertion et à l’évolution de carrière et non comme une RTT déguisée ou une distraction type cours de guitare amateur.

Le cœur du système : l’attractivité de l’industrie

Travaillons sur les motivations qui rendraient un job (industriel) attractif ?
Un rapide tour de piste donne les résultats suivants, qu’il faudrait bien entendu valider ou compléter :
Un bon job ou un job attractif c’est :

– Un job accessible avec mes compétences, immédiatement ou après une formation rapide (et concrète) la plus proche possible de mon futur job.
– Une rémunération correcte mais de ce point de vue l’industrie est loin d’être mal placée et doit peut-être faire un effort, et différée le moins possible.
– Une ambiance de travail accueillante et motivante (hiérarchie et relations humaines à soigner) ainsi que des conditions de travail acceptables ou compensées s’il y a des nuisances avérées.
– Des possibilités d’évolution et, de ce point de vue, les pistes évoquées ci-dessus sont importantes mais c’est également une philosophie de l’entreprise. Aujourd’hui oui, mais demain ?
– Une compatibilité raisonnable avec les conditions de vie personnelles existantes : localisation, logement, famille, transport…
– Un domaine ou une activité qui m’intéresse ou tout du moins ne rebute pas (à ce propos, attention à vérifier qu’il y a des jobs disponibles dans le domaine choisi, mais c’est le cas de l’industrie). La manière dont on le vit et le regarde est également un facteur important de satisfaction.
– Un job « utile ». J’ajouterai volontiers sur ce point particulier que tous les jobs ne peuvent pas passer à la télévision ou sauver le monde mais que remplir correctement une fonction économique et sociale, c’est-à-dire être une pièce utile et efficace du fonctionnement de la société n’est pas forcément un choix stupide, en tous les cas pas inutile). Répétons le vieil adage « il n’y a pas de sot métier », surtout si on l’exerce correctement.
– Les jobs de « pouvoir » ne sont pas forcément les plus intéressants ou gratifiants.

Le MEDEF, au moins, devrait aujourd’hui déclencher d’urgence une étude, voire une campagne pour revaloriser l’image de l’industrie, puisqu’il semble prouvé que celle-ci reste avec l’agriculture le socle de la richesse sur lequel viennent se greffer les services et l’administration. On se rappellera qu’au bout de ce cheminement, il faudra des entreprises et des entrepreneurs.

 

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3 commentaires

zelectron septembre 21, 2023 - 8:45 pm

Entrer en industrie et en vivre ! ne pas rêver qu’on puisse s’enrichir…
– N’y a-t-il pas une analogie avec l’hôpital : les blouses blanches aux ordres des costumes cravates ?
– Idem la paysannerie soumise aux exigences des circuits de distribution et autres mondes, l’asservissant tant et plus?
– Encore la petite et moyenne industrie, proie rêvée pour les inspections du travail qui ayant des primes au rendement n’hésitent pas à assassiner ceux qui feraient mine de leur résister, faisant ainsi le lit des découragés ou des abandons.
– Bref il faut une sacré dose de courage et/ou d’inconscience pour se lancer dans certains métiers (de patrons)!
– Enfin, l’énorme poids du fonctionnariat qui tire des moyens financiers gigantesques dans son propre (si l’on peut dire) secteur non productif au détriment catastrophique du secteur productif manufacturier.

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moulin septembre 22, 2023 - 10:42 am

La France est rouillée aux industries
Très intéressant billet.
Les taux d’évaporation sont tjrs élevés concernant les jeunes qui cherchent leur voie.
C’est aux entreprises d’établir le contact avec les élèves et les écoles.

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moulin septembre 25, 2023 - 12:33 pm

Ya deux populations différentes
Ya deux populations différentes.

Ayant travaillé 10 ans en usine, j’ai observé deux populations différentes :
1/. les personnes qui veulent vivre dans leur territoire de naissance et de jeunesse et de famille, et qui s’adapteront pour être embauchés dans les meilleures entreprises, les plus proches , mais ils feront facilement 50 km en voiture pour rester « chez eux »; Seules les femmes ou les parents de jeunes enfants rechigneront à faire des km. Mais cette population ne bougera pas et sont les perdants des territoires désindustrialisés.
2/. les personnes qui veulent valoriser leurs compétences et qui ne sont pas scotchés par le job de leur conjoint ni les écoles et logements pour leurs enfants. J’ai rencontré , en usine, pas mal de techniciens et ingénieurs ne voyant leurs familles que le we , loin. Cela leur permet de travailler plus que 7h… pour progresser plus vite.

Pour éviter les fuites de M. Lluansi : faire faire des stages en vraies entreprises AVANT l’entrée dans le cursus spécialisé industrie et pour chaque usine prospecter tôt et loin (20km) pour attirer et tester puis booster (alternance) les bons éléments…

Cela marchait quand yavait des usines partout dans les territoires, maintenant, pour implanter une usine dans un désert industriel c’est dur et à la portée des seules grandes entreprises.

Relancer le « volant d’inertie » industriel dans un territoire est tjrs long et relève des notables et élus du territoire. (la Vendée exemplaire, mais yen a d’autres).

La meilleure solution, pour un territoire, est d’abord de favoriser (alléger les coûts de formation pour les recrutables) surtout les entreprises même petites qui savent déjà grandir par une supériorité significative et un business model déjà à bonne rentabilité des capitaux propres.

Réindustrialiser la France c’est d’abord favoriser ceux qui savent déjà grandir. Grandir au dessus de 5% par an Vs 1% pour l’économie cela fait une multiplication par 1,7 contre 1,1 en 10 ans.

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