Nous commençons aujourd’hui une série d’articles consacrés au coût de la protection sociale française, que l’on a coutume de montrer du doigt en premier lieu lorsque l’on évoque les cibles permettant de diminuer les dépenses publiques. Ce premier article va comparer la France aux huit pays européens les plus proches de l’Europe de l’Ouest, du point de vue de l’évolution des coûts globaux de la protection sociale entre 2000 et 2018, à la fois en absolu et en proportion du PIB de chacun des pays. Un deuxième article étudiera les diverses prestations composant la protection sociale. Un troisième article s’attachera aux ressources mobilisées pour faire face aux coûts et à la soutenabilité du modèle français.
Les tableaux ci-dessous comparent les indicateurs les plus pertinents de huit pays à ceux de la France : Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni, Danemark et Suède. Le tableau 1 compare les dépenses de protection sociale en 2000 et 2018, mesurées en euros par habitant (tableau a) ainsi qu’en pourcentage du PIB (tableau b). Le tableau 2 compare d’une part les dépenses totales en millions d’euros, nettes c’est-à-dire après prise en compte des prélèvements obligatoires. Il compare d’autre part la part des dépenses représentatives des prestations en euros par habitant, à la fois en SPA (standard de pouvoir d’achat) et nettes. Enfin le tableau 3 compare le PIB par habitant en 2000 et 2018 des pays concernés.
Avertissement. Les statistiques utilisées ci-dessous sont issues de l’étude Comptes de la protection sociale, édition 2020 de la DREES, sauf pour le PIB, d’origine Eurostat. Ces deux sources ne coïncident pas parfaitement. Il y a aussi lieu de noter que les chiffres du tableau 2 ne sont indiqués par la DREES que pour l’année 2016.
Sur la générosité du modèle français
2000 | 2018 | |
Belgique | 6295 | 11580 |
Danemark | 9384 | 16391 |
Allemagne | 7380 | 12003 |
France | 7038 | 11886 |
Italie | 5177 | 8455 |
Espagne | 3107 | 6051 |
Pays-Bas | 6872 | 12964 |
Suède | 8995 | 13071 |
Royaume-Uni | 7105 | 9360 |
UE à 15 | 6197 | 10092 |
2000 | 2018 | |
Belgique | 25,2 | 28,7 |
Danemark | 28,1 | 31,4 |
Allemagne | 28,8 | 29,6 |
France | 28,9 | 33,7 |
Italie | 23,7 | 28,8 |
Espagne | 19,5 | 23,5 |
Pays-Bas | 24,2 | 28,9 |
Suède | 28 | 28,3 |
Royaume-Uni | 23,3 | 25,7 |
UE à 15 | 25,5 | 28,4 |
Note préalable. Le tableau 1a indique les dépenses, dont les prestations ne représentent qu’une partie. En 2018, les dépenses se montent au total à 795 milliards, et les prestations à 742 milliards seulement, soit 93,3%. La différence est constituée par les frais de fonctionnement, les frais financiers et les « autres dépenses » diverses. Il est à noter que la France est la championne européenne des frais : sur les 36 pays analysés par Eurostat, le pourcentage des prestations par rapport aux dépenses est le plus bas, Suisse mise à part. Le pourcentage des pays examinés ici se situe au minimum à 95% et jusqu’à 98%. Ce qui représente quand même 15 milliards de différence au minimum…
Le modèle français est-il si généreux qu’on veut bien le dire, si on le compare à celui des huit pays étudiés ? L’indicateur le plus pertinent est celui du montant des dépenses sociales versées en 2018 (dernière date connue pour l’ensemble des pays) eu euros par habitant. Avec 11.886 euros (11.801 euros hors frais et autres dépenses), la France se situe à des niveaux très proches de la Belgique et de l’Allemagne, mais en-dessous des Pays-Bas, de la Suède et du Danemark. En revanche, le Royaume-Uni, et surtout l’Italie et l’Espagne offrent des prestations nettement inférieures. La France tient donc globalement un rang tout à fait honorable, mais sans plus, et on ne saurait justifier l’importance de ses dépenses, que nous analysons ci-dessous par le caractère exceptionnel de la protection qu’elle offre à ses citoyens.
Deux corrections importantes doivent cependant être pratiquées, du point de vue toujours des bénéficiaires des prestations. La première tient à la prise en compte du pouvoir d’achat de la monnaie, et la seconde à la prise en compte de la fiscalité attachée aux prestations en espèces versées aux bénéficiaires.
La DREES (service statistique du ministère des solidarités et de la santé), a récemment fourni un indicateur très intéressant qui combine l’effet de ces deux corrections, sans d’ailleurs en donner le détail, et qui est reproduit en troisième partie du tableau. Ce qui est certain, c’est que la France se situe à un niveau moyen en ce qui concerne le niveau de pouvoir d’achat (euros par habitant en SPA), un peu inférieur à celui de l’Allemagne, proche de celui de la Belgique, des Pays-Bas et du Royaume-Uni, très supérieur à celui du Danemark et de la Suède et très inférieur à celui de l’Italie et de l’Espagne.
En ce qui concerne la fiscalité, les différences sont considérables, puisque selon la DREES, les prélèvements obligatoires sont de 1,87% du PIB en France, alors qu’ils se montent jusqu’à 5,59% aux Pays-Bas
Résultat de ces corrections, la France passe en tête de tous les pays, juste après l’Allemagne (l’Autriche est le pays européen dont les prestations en euro SPA sont les plus élevées), grâce en fait à la faiblesse de ses prélèvements obligatoires -bien entendu cela ne fait en contrepartie qu’augmenter le coût pour les dépenses publiques comme nous allons le voir.
Il est enfin à noter que tous les pays ont connu de 2000 à 2018 une très forte augmentation des dépenses de protection sociale, puisque les chiffres du tableau, en euros constants, montrent une progression souvent proche du double (69% pour la France) alors que 1 euro 2000 ne vaut que 1, 36 euro 2018). La France n’est pas ici une exception non plus.
Sur le coût pour les dépenses publiques
La France paie très cher sa générosité au profit des bénéficiaires des prestations de protection sociale, même si comme on vient de le voir, cette générosité reste à peu près au même niveau que celle des pays qui l’entourent.
Belgique | 25,78 |
Danemark | 25,2 |
Allemagne | 25,87 |
France | 30,14 |
Italie | 24,79 |
Espagne | 22,04 |
Pays-Bas | 22,43 |
Suède | 25,48 |
Royaume-Uni | 24,8 |
UE-15 | 25,44 |
Belgique | 1,93 |
Danemark | 4,63 |
Allemagne | 2,57 |
France | 1,87 |
Italie | 3,52 |
Espagne | 1,38 |
Pays-Bas | 5,59 |
Suède | 3,39 |
Royaume-Uni | 0,85 |
UE-15 | 2,33 |
Belgique | 8877 |
Danemark | 8864 |
Allemagne | 9599 |
France | 9541 |
Italie | 6858 |
Espagne | 5699 |
Pays-Bas | 8198 |
Suède | 8854 |
Royaume-Uni | 7451 |
UE-15 | 7998 |
Ce tableau montre en effet, avec le tableau 1b, que le pourcentage des dépenses de protection sociale rapporté au PIB est très nettement supérieur en France à celui des autres pays. En 2018, le tableau 1b montrait que ce pourcentage est de 33,7, soit environ 2 points au-dessus du Danemark, 4 points au-dessus de l’Allemagne, 5 points au-dessus de la Belgique, de l’Italie, des Pays-Bas et de la Suède, 8 points au-dessus du Royaume-Uni et 1à points au-dessus de l’Espagne.
Le tableau 2 prend cette fois en compte les dépenses (chiffres 2016) nettes, c’est-à-dire après prise en compte des prélèvements directs sur les prestations, et naturellement les pourcentages baissent. La France se trouve encore au premier rang avec 30,14%, et l’ensemble des autres pays se trouvent un peu moins de 5 points plus bas, avec deux cas remarquables : les Pays-Bas, presque huit points en-dessous et le Danemark, 5 points en-dessous. Autrement dit, les écarts avec la France dans les dépenses nettes sont au moins de 20% et jusqu’à 36%, ce qui est considérable : si la France était 5 points en-dessous, soit à 25%, les dépenses publiques seraient diminuées de 160 milliards !
Le tableau 2b indique la raison de ces écarts dans les dépenses nettes, à savoir comme nous l’avons vu plus haut, les prélèvements obligatoires directs sur les prestations , qui ne sont que de 1,87% du PIB (5,84% sur les prestations) en France et vont jusqu’à 5,59% du PIB (19,95% sur les prestations) aux Pays-Bas.
Cela pose le problème de l’absence de fiscalité sur les prestations en espèces reçues au titre de la protection sociale, comprenant les aides sociales, principalement (mais pas seulement) accordées sous condition de ressources. Il n’y a en effet pas de raison pour que ces aides ne soient pas comprises dans le revenu imposable, comme le sont les revenus de remplacement (indemnités journalières ou de chômage). Le problème est alors lié à celui des exonérations de l’impôt sur le revenu, 43% des Français ne payant pas l’impôt, de sorte qu’ajouter les aides au revenu ne rendrait pas pour autant imposable le revenu des personnes qui perçoivent les aides versées sous condition de ressources. A l’inverse, quatre des pays analysés ici imposent les personnes à compter du premier euro (Pays-Bas, Italie, Espagne, Danemark), la Suède à compter de moins de 2.000 euros, la Belgique à environ 6.500 euros, l’Allemagne à 8.000 euros comparés à la France (presque 10.000 euros par part). Voir sur ces questions l’article de l’auteur https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/les-baremes-dimposition-sur-le-revenu-en-europe.
Sur la raison essentielle de ces écarts dans les dépenses
Le tableau 3 rend compte de cette raison essentielle, qui est la faiblesse de la richesse française exprimée en termes de PIB.
2000 | 2018 | Variation en % | |
Belgique | 29880 | 35510 | 18,8 |
Danemark | 42190 | 48530 | 15,0 |
Allemagne | 28910 | 35720 | 23,6 |
France | 28930 | 32860 | 13,6 |
Italie | 27430 | 26780 | -2,4 |
Espagne | 21460 | 24910 | 16,1 |
Pays-Bas | 35060 | 41450 | 18,2 |
Suède | 33960 | 43760 | 28,9 |
Royaume-Uni | 27130 | 32640 | 20,3 |
Avec 32.860 euros par habitant en 2018, la France est au niveau du Royaume-Uni, mais, exception (traditionnelle) faite de l’Italie et de l’Espagne, très en-dessous des autres pays pourtant comparables quant au niveau de protection sociale. Sa situation était déjà moyenne en 2000, mais elle s’est aggravée depuis, notamment si on la compare à la Belgique et à l’Allemagne qui étaient au même niveau en 2000.
Ce n’est pas dans le cadre de cet article que nous allons analyser les causes de ce déclin de la richesse française et les remèdes à y apporter, mais il est important de souligner la nécessité de proportionner les dépenses de protection sociale à la richesse nationale. C’est ce qu’on fait le Royaume-Uni, l’Espagne et même l’Italie malgré l’évolution négative désastreuse de son PIB sur les 18 années considérées.
Conclusion
L’ensemble des dépenses publiques de la France représentent en 2018, selon Eurostat, 55,7% du PIB, contre 46,9% pour l’UE à 19, soit 8,6 points d’écart. Comme on l’a vu, environ 5 points en moyenne peuvent être attribués à la protection sociale. Cela est en concordance avec le fait que la protection sociale représente à elle seule environ 60% des dépenses publiques, mais indique aussi que la protection sociale n’est pas la seule responsable de l’écart total, même si elle en est la principale cause.
La France n’est pas particulièrement généreuse en matière de protection sociale – le prochain article détaillera la situation des diverses prestations, mais ce qu’il faut surtout retenir c’est que pour se hisser au même niveau que les autres pays analysés ici, exception faite de l’Italie, de l’Espagne et du Royaume-Uni dont les prestations sont d’un niveau très inférieur, la France le paie beaucoup plus cher en termes de prélèvements sur son PIB. La raison en est la faiblesse de son PIB par habitant, qui n’a cessé de baisser depuis au moins deux décennies. De plus un effet de ciseau s’est produit du fait que les dépenses de protection sociale ont augmenté en pourcentage du PIB de près de 5 points entre 2000 et 2018. Dans les autres pays, ces dépenses ont beaucoup moins augmenté, voire sont restées stables (cas de l’Allemagne), et ceci n’est pas seulement dû à la progression du PIB, mais à un effort d’économies particulier. Elles ont même diminué de plusieurs points dans les autres pays (3 points au Danemark) depuis les années 2012 – 2014 qui ont partout marqué le pic des dépenses, mais cette diminution n’a été que de 0,8% en France.
La situation de la France se détériore donc de plus en plus. Faute d’augmenter sa richesse nationale, le pays doit cesser de vivre au-dessus de ses moyens. Les chiffres que nous avons cités ne tiennent évidemment pas compte des effets de la pandémie, mais même sans les prendre en compte, l’évolution des dépenses a été presque constamment supérieure à celle du PIB. On sait d’autre part que la création du cinquième risque (la dépendance) conduira à une nouvelle augmentation des dépenses. Nous verrons dans un prochain article si l’effort doit être global ou porter sur certaines prestations en particulier.
Outre le montant des prestations, deux sources de baisse des dépenses peuvent être identifiées. La première concerne le montant des frais de gestion du système, qui sont supérieurs, avec 50 milliards, à ceux des autres pays.
La seconde concerne la fiscalité directe des prestations de protection sociale. Nous avons vu que les prestations nettes (en SPA) dont bénéficient les Français sont les plus élevées de l’Europe, juste en-dessous de celles versées en Autriche et en Allemagne, ce qui est permis par l’exonération fiscale dont elles bénéficient. Cette exonération des ressources ne se justifie pas et devrait être supprimée. Toutefois cette réforme, pour être efficace et concerner l’ensemble des Français, est à combiner avec celle de la fiscalité de l’ensemble des revenus des personnes physiques, qui ne concerne que 43% des Français, une exception en Europe.
Lire la seconde partie :
Quand le remboursement de la dette CADES creuse le « trou de la Sécu »