On apprend ce jour le changement de président (et ultérieurement de directeur général) de Danone après, semble-t-il, de longs mois de conflits plus ou moins souterrains. Ce cas interroge de deux manières : il n’est un secret pour personne que Monsieur Emmanuel Faber a largement participé à la naissance de l’entreprise à mission et qu’il a souhaité faire de Danone la première entreprise du CAC 40 qui s’engage dans cette nouvelle voie. Il a proposé cette mesure à l’assemblée générale de la société de 2019 et elle a été votée par les actionnaires à plus de 99 % à l’époque. C’est pourtant, semble-t-il, la conjugaison de cette décision, probablement peu lisible pour ces derniers, et de résultats moyens ayant entraîné un dérapage significatif du cours de l’action, qui semblent à l’origine de son départ.
Plus concrètement il a choisi, devant des adaptations nécessaires à la situation de 2020, de proposer un plan social « mondial » qui a paru en contradiction avec son choix d’entreprise à mission. Est-ce la revanche des actionnaires ? L’autre question est l’avenir de Danone et de son mode de gestion original, inauguré par Antoine Riboud dans un discours prononcé devant le MEDEF à Marseille dans les années 70 et continué avec succès par à son fils Franck. Très simplement résumé, l’hypothèse de travail est qu’une entreprise a des objectifs économiques et des actionnaires, mais aussi des responsabilités sociales et des salariés, message qui a été complété ensuite par les « parties prenantes » ou stake holders. Tous ces gens doivent absolument collaborer s’ils veulent optimiser le fonctionnement de l’entreprise ainsi que ses résultats. Il serait dommage pour Danone, pour ses actionnaires et pour ses salariés, que cette révolution de palais détruise une extraordinaire réussite entrepreneuriale et humaine.
On a cherché à remplacer dans l’objectif de l’entreprise, le profit par la mission. Mon hypothèse est que pour maximiser son profit, une entreprise doit remplir, à la satisfaction de ses clients, une fonction économique et sociale pertinente. Le profit (ou résultat) n’est en fait qu’une conséquence, ou plutôt la consécration du fait que l’entreprise a bien rempli sa fonction. On ne peut ni remplacer le profit par la fonction, ni remplacer la fonction par le profit. Dans un article EPLF du 21 février 2018, Gilles Rigourex précisait tout à fait bien ces mécanismes sur le but de l’entreprise. Dans une décision qui mériterait d’être revue, la loi Pacte a choisi d’appeler mission ce qui est en fait une fonction. J’ai déjà eu l’occasion de dire que c’était très regrettable, ne serait-ce que parce qu’on voit mal les salariés d’une entreprise entrer à l’usine avec un casque colonial, et le PDG en costume de mère-abbesse. Surtout, une mission a un côté dame patronnesse qui n’intéresse pas un client. Or l’économie n’est pas une église, c’est un marché. La seule justification d’une entreprise ne peut être que la satisfaction de sa clientèle dans la mesure où elle facture des prestations que le client reste toujours libre d’acheter ou non, et c’est très bien ainsi. Au demeurant, la mission que Danone s’est choisie me paraît trop vague (améliorer la santé grâce à un portefeuille de produits plus sains et en préservant la planète) pour représenter un levier de mobilisation suffisant pour les actionnaires et surtout le personnel. Abandonner l’objectif de profit pour une mission, aussi difficile à mesurer, risque, ce qui se passe aujourd’hui, de voir le profit revenir au galop. On voit mal comment faire du profit si on ne répond pas au besoin d’un client payeur, autrement dit, assumer une fonction utile pour lui. C’est parce que les missions des entreprises étaient trop vagues que le profit s’y est substitué en tant qu’objectif principal, reléguant la satisfaction du client au placard. On constate au contraire en général qu’un client satisfait est prêt à payer la contrepartie et permet à l’entreprise, par ce détour, d’avoir un résultat positif et satisfaisant. Même avec la plus belle mission du monde, si notre entreprise n’apporte pas de satisfaction à des clients, elle ne survivra pas.
Mon opinion est que la création de l’entreprise à mission risque fort d’être un échec car le problème est mal posé au départ.
Amusons-nous maintenant un peu et posons-nous la question concernant, non pas les entreprises, mais les « missions » traditionnelles (appelées aujourd’hui plus communément associations caritatives) : par exemple, les restos du cœur, médecins sans frontières, SOS Sahel, la ligue contre le cancer, etc. Toutes ces organisations se sont donné un but, mais pour l’atteindre elles ont bien entendu besoin de fonds. Elles font donc appel à des subventions, à l’état, et à la générosité du public. Il y a bien longtemps qu’elles utilisent les techniques marketing les plus modernes, publicité média, numérique, mailing, phoning, cadeau surprise, etc. pour maximiser leur récolte. Serions-nous d’accord pour inverser, comme pour l’entreprise, les termes de l’équation en affirmant haut et fort que leur objectif est de récolter des fonds et non pas leur but charitable ? Pourtant, comme pour l’entreprise, leur fonction est bien de répondre à certaines lacunes de nos sociétés, identifiées et choisies par elle, et le montant des fonds récoltés une forme de mesure du résultat de leurs efforts et de la qualité de la réponse apportée ? À noter que dans ce cas-là nous sommes en face d’une contribution volontaire « du client » ce qui n’est ni tout à fait un achat ni non plus un impôt.
Puisqu’on s’est intéressé de très près aux motivations et au fonctionnement des entreprises, transportons-nous quelques instants dans le rôle de l’État et de son bras armé : le service public.
Celui-ci a une très longue histoire on ne sait d’ailleurs pas bien comment dater sa création mais on connaît un peu ses caractéristiques. Historiquement, au moins dans le cas de la France, on peut citer la création du service postal sous Louis XI je crois, puis le colbertisme, puis la fin du XIXe siècle, et enfin l’après deuxième guerre mondiale. Depuis, le système n’a fait que croître et embellir. (Nous n’avons eu ni Madame Thatcher, ni Monsieur Schröeder). Il n’est pas bien aisé non plus de le définir car on retrouve en général en face de ce concept trois caractéristiques :
Remplir une tâche d’intérêt général ; L’intervention d’une personne morale de droit public, directement ou par délégation ; Enfin un droit et un juge administratif.
Notons par ailleurs que, à l’origine au moins, cette tâche sera financée, non pas directement par les clients, mais par l’impôt.
Ces caractéristiques sont assez françaises, et assez instables. À notre connaissance, seule la France a réellement développé une juridiction administrative spéciale. La personne morale de droit public peut désormais prendre presque toutes les formes : délégation, régie, société d’économie mixte, etc. mais le point le plus discuté, sinon le plus discutable, est celui de « l’intérêt général ». La France a fait de l’intérêt général une sorte de Saint-Sacrement qui donne une supériorité morale incontestable et incontestée au service public alors qu’à l’autre bout de l’échelle les pays anglo-saxons considèrent plutôt l’intérêt général comme la somme des intérêts particuliers. S’il y a plus de gens pour faire passer la route à gauche qu’à droite, on la construit à gauche. C’est également la tendance de la législation européenne qui tire plutôt vers la vision anglo-saxonne.
Surtout, l’idéologie du service public va servir de puissant moteur à l’expansion étatique et à la parer d’une supériorité incontestable, morale, par rapport à l’entreprise privée. (désintéressement au lieu de profit, altruisme au lieu d’égoïsme, pureté au lieu d’argent sale, mais encore efficacité sociale, fonctionnement au meilleur coût possible, accessible à tous, permettant de gommer les inégalités…) Chacun de ces termes pourrait être discuté et contesté.
Le service public a certes un certain nombre de vertus et loin de moi l’idée de le condamner en bloc, voire de souhaiter supprimer son existence qui a été conservée dans presque tous les pays voisins, mais après en avoir réduit largement le périmètre. (Voir la Suisse ou l’Allemagne par exemple).
Que s’est-il passé ?
Comme toute organisation, et tout individu d’ailleurs, le service public a eu une tendance naturelle à se protéger et à proliférer. N’oublions jamais que tous les organismes vivants sont à la conquête du monde.
Paré d’une aura morale exceptionnelle il a réussi quelques coups de maître : prétendre que sans concurrence il rendrait toujours le meilleur service au moindre coût, ce qui, au moins dans la durée, n’est jamais vrai (une opération chirurgicale réalisée dans une clinique privée est « payée » à cette dernière 30 % moins cher qu’à un hôpital public). Grâce à cette utilisation habile du monopole, créer progressivement une caste de fonctionnaires autour de divers statuts tous plus dérogatoires et protecteurs les uns que les autres. Ceci à un point tel que la fonction publique est devenue le dernier refuge des syndicats qui peuvent de facto bloquer le fonctionnement du pays sans en subir les conséquences. Il est donc assez difficile de leur résister, même quand il s’agit de les financer sur fonds publics ! Ce qui reste observable de l’ensemble de ces prétentions, ce sont des horaires plus légers, des retraites plus précoces, un absentéisme plus important, des contrôles hiérarchiques faibles ou ignorés, une impossibilité de mobilité, l’emploi à vie, etc. Ces statuts sont tellement intéressants que leur nombre augmente chaque année ou presque (On voit venir en France avec intérêt le moment il y aura plus de fonctionnaires que de citoyens ordinaires : nous ne serons pas loin de la situation de Cuba). Vous êtes-vous demandé, pourquoi, pendant la crise du COVID, les fonctionnaires, présents ou non, avaient touché leur paye pleine et entière comme d’habitude et pourquoi la poste a disparu corps et biens pendant les trois mois du premier confinement ?
Mais la véritable innovation géniale est d’avoir fait correspondre à l’intérêt général, le terme passe-partout de « service public ». Si nous revenons maintenant à notre schéma général concernant les entreprises à mission, on s’aperçoit que, à date, le service public a complètement occulté son objectif (sa mission ?) qui est de créer les conditions ou les règles du jeu, appelons cela comme nous le voulons, d’une coexistence productive, compétitive, plus ou moins pacifique et enrichissante pour l’ensemble de la population. Le service public se rappelle parfaitement qu’il est public : il semblerait par contre qu’il ait complètement oublié qu’il était un service. La caractéristique quasi unanime de ces derniers est de vous inonder d’informations que vous n’avez pas demandées et dont vous n’avez pas besoin, en parallèle de vous poser des centaines de questions et surtout de ne jamais répondre aux vôtres. Je tiens à votre disposition les expériences vécues avec bien entendu la vaccination, mais aussi Île-de-France mobilité, la CNAV, le service des impôts qui est maintenant prélevé de telle manière qu’on s’en occupe quatre fois et que l’on ne connaît plus son salaire de base, le service du stationnement, etc. vous connaissez un N° vert gratuit, qui répond en moins de 5 appels et vous donne une solution ?
Un premier pas serait peut-être déjà de remplacer ce terme de « Service Public » devenu creux ou plutôt recouvrant un océan de lacunes et de questions par celui de « SERVICE AU PUBLIC ». Si en effet un service public doit répondre à un objectif d’intérêt général qui sera financé essentiellement par l’impôt, il devrait vérifier en permanence qu’il satisfait bien ses clients contribuables. On pourrait peut-être essayer de remplacer le terme service public par celui de service au public sur toutes les façades et dans tous les documents, ou comme nos amis anglo-saxons nous l’ont inspiré pour les entreprises le système « name and shame », mais j’ai bien peur que cela ne soit pas suffisant. Ou alors il faut changer de président ou a minima d’élus.
Yves Buchsenschutz
ex Danone pendant 35 ans
3 commentaires
Il faut TOUT privatiser.
Suite à la pandémie de la covid-19, et comme chacun a pu s’apercevoir que notre gouvernement s’est manifestement trompé dans toutes les épreuves que le peuple français a endurées, je pense que les français de base et les français moyens sans oublier nos compatriotes de classes soit disant supérieurs, seront unanimement d’accord pour enlever à l’Etat progressiste qui pense pour nous et qui se mêle de tout, ses Services Publiques. Qui sont phagocytés par des responsables syndicaux aux idéologies désuètes et mortifères.
Pour libérer les énergies de chaque français un peu « sensé », il faut supprimer tout ce que l’Etat a failli dans sa mission auprès du publique. Et supprimer aussi, la fonction présidentielle trop complexe et la fonction gouvernementale trop changeante.
Ex. Danone pendant 21 ans.
Cher Yves,
Merci de cette superbe analyse. Je partage entièrement ta conclusion. Qu’on le juge moralement bien ou mal, la première mission d’une entreprise est bien de faire des profits en proposant à ses clients des produits qu’ils préfèrent à ceux des concurrents et dont le prix à payer est à leurs yeux justifié.
Pour autant cet objectif ne devrait pas empêcher l’entreprise de se conduire en bonne citoyenne.
A son époque Antoine Riboud a démontré qu’on ne sacrifiait pas l’économique en faisant du social. L’entreprise du 21ème siècle devrait pouvoir produire de « l’éthique sociétale » sans sacrifier l’économique.
Cependant pour réussir cela il faut éviter les erreurs de casting funestes quand il s’agit pour le Board de choisir le Président Exécutif. Se conduire en patron de droit divin, s’entourer principalement de courtisans, pratiquer un professionnalisme approximatif dans le métier principal de l’entreprise c’est à dire le marketing ne sont pas les bonnes clés pour remplir les deux objectifs économique et societal avec succès.
Bref…on ne tire pas sur les ambulances et encore moins sur les cercueils.
president de la section innovation du conseil general de l’economie (H)
pourquoi continuer à confondre « service public » et « statut public d’une entreprise »
les 30% d’économie du coût de l’Etat sont là !