« Pourquoi l’innovation ne peut pas nous sauver », un changement de paradigme de l’innovation incompris d’un sociologue qui regarde vers le passé ?
L’innovation est l’une des principales divinités exaltées dans les discours politiques, car d’elle dépendraient la croissance économique et notre avenir sociétal.
Il est donc assez fascinant de découvrir une thèse récente annonçant la fin ou plutôt l’étiolement des innovations, et sa conséquence, la chute de l’expansion économique.
Dans la version américaine du 22-23 décembre, le Wall Street Journal a publié un article d’un professeur en sciences sociales à la Northwestern University, Robert J. Gordon, sur ce sujet central pour l’avenir de l’économie occidentale.
Parlant essentiellement des USA, sa thèse est que les innovations majeures qui ont permis l’expansion économique de l’Amérique, sont derrière nous et qu’il n’y aura plus d’innovations capables de nourrir une expansion économique comme en a connu le passé.
Il rappelle que les années 1875 à 1900 ont vu une accumulation d’innovations majeures depuis l’ampoule électrique d’Edison et la centrale de production d’électricité permettant les ascenseurs et les appareils domestiques, jusqu’au moteur à essence. C’est tout le XXème siècle qui a bénéficié de ces innovations en permettant, non seulement la voiture qui elle-même a engendré la révolution des autoroutes, mais l’avion, l’air conditionné, etc. L’une des conséquences et non des moindres, est que les pompes de pression et le développement de la plomberie, ont libéré les femmes de ce qui était une de leurs plus lourdes tâches : aller chercher de l’eau à la fontaine.
L‘invention de l’ordinateur a redonné une impulsion à la fin des années 1970, permettant de conserver une croissance économique à 2% en rythme annuel.
Mais sa thèse est que l’iPhone n’a pas apporté de transformation fondamentale, seulement une miniaturisation, combinant les fonctions des ordinateurs portables et des premiers téléphones mobiles inventés au 20ème siècle. Il renforce son diagnostic en remarquant que les innovations médicales sont à rendement décroissant ; et que l’amélioration de l’espérance de vie a été deux fois plus rapide dans la première moitié du 20ème siècle que dans la seconde.
La découverte du fracking a retardé l’époque où le manque d’énergie ralentirait la croissance, mais ne peut être comparable à l’explosion de la circulation automobile des années 1960, quand l’essence valait 25 cents le gallon.
Même la robotique est incapable de générer de nouvelles expansions ; elle a plutôt contribué à réduire la part des productions de 28% du PIB en 1953 à 11% en 2010.
La voiture sans conducteur de Google ne changera pas le fait que si les gens sont dans une voiture, c’est pour aller d’un point à un autre et qu’être derrière le volant ou non n’accroîtra pas le besoin de déplacement.
D’autres forces comme le départ à la retraite des générations du baby boom ne vont pas améliorer le sort de l’économie.
Laissons de côté sa tirade tirée de Stiglitz ou Krugman sur l’inégalité qui va croître et que donc la grande masse des Américains ne verra que la moitié de l’augmentation de l’enrichissement. Tout cela va conduire vers un taux de croissance de 1% au lieu du 2% à laquelle était habituée l’Amérique.
Mais cet honorable professeur n’a pas envisagé l’hypothèse que l’innovation aurait changé de paradigme. Elle ne découlerait plus de la physique, qui a été la grande clé de la plupart des innovations mentionnées ci-dessus. L’innovation du XXIème siècle serait issue de la combinatoire booléenne croisant les connaissances acquises et les maintenant à un clic de tout chercheur, pour produire des services directement consommables comme la vidéo en ligne ou les centaines de milliers de programmes d’Applestore.
Les innovations du XXème siècle débouchaient sur des objets fabriqués qui, pendant longtemps, requerraient une accumulation de moyens et de main-d’œuvre dont l’exemple le plus criant est l’industrie automobile avec ses immenses chaînes d’assemblage. Celles du XXIème siècle sont bien évidemment dans les services, dont le poids dans l’économie a largement dépassé celui des fabrications.
Cette transformation dans la nature de l’innovation va de pair avec la réduction de la taille des entreprises ; celle-ci n’a cessé de se réduire depuis 1970, d’une part parce que les entreprises de fabrication dé-intégraient leurs fabrications en accroissant leur sous-traitance, d’autre part du fait que les entreprises de service sont beaucoup plus petites et que leur taille à la naissance décroît.
Le troisième élément du changement de paradigme est que le nombre de personnes mondialement impliquées dans la recherche et l’innovation n’a cessé de croître et que le nombre de chercheurs vivants serait plus important que le total des chercheurs ayant jamais existé.
L’honorable professeur parle de l’ordinateur mais la véritable révolution, celle qui a changé la nature de l’innovation, est internet : c’est à cause d’internet qu’il est possible d’effectuer des recherches comme il était impossible de l’imaginer encore en 1970, et de multiplier les croisements booléens des connaissances acquises pour développer de nouveaux champs de découvertes. C’est grâce à internet qu’il est possible de multiplier les équipes interdisciplinaires et internationales. C’est enfin grâce à internet qu’il est possible à de toutes petites entités, de quelques personnes, de trouver un marché et des clients à des milliers de kilomètres : il n’est plus nécessaire de disposer d’un réseau commercial que seule la grande firme était capable de procurer. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité il n’y a plus de coût associé à la distance.
Mais on peut aussi dire que si cette contre-thèse se vérifie, la croissance économique d’une nation va dépendre de la capacité de ses dirigeants à promouvoir des politiques qui encouragent ce morcellement de l’innovation. Il devient en effet fondamental de reconnaître que l’innovation de rupture, celle qui emporte les grandes créations d’emplois, ne se fait jamais dans les entreprises existantes et que si l’innovation peut rester le grand moteur de l’emploi, il faut aussi qu’elle puisse se matérialiser dans des start-up. C’est le taux de foisonnement de start-up qui concrétise maintenant le thermomètre innovation. L’Amérique est encore bien placée, tant que créer une start-up restera aussi l’un des véhicules importants de l’ascenseur social et que les législations, notamment fiscale, continueront d’y attirer l’épargne américaine.