La révolte des gilets jaunes remet une fois de plus dans notre pays les débats sur l’égalitarisme au cœur de l’actualité. Les gilets jaunes se plaignent de ne pas pouvoir boucler leurs fins de mois, et ils se disent victimes d’injustice. Ils demandent au président de la République de taxer davantage les riches afin que leur sort s’en trouve amélioré. La jacquerie qu’ils ont déclenchée a joui, au départ, du soutien d’une bonne partie de la population : 70% selon les sondages. Mais, du fait des violences qui accompagnent systématiquement maintenant leurs manifestations, le taux de soutien s’érode progressivement.
La France est-elle donc un pays vraiment inégalitaire, et comment en juger ? Les débats qui portent sur les inégalités de revenus, en France, sont dominés depuis quelques années par les travaux du brillant économiste Thomas Picketty qui a, en 2013, publié « Le capital au XXIe siècle », un ouvrage qui a eu un succès considérable, notamment aux Etats-Unis. Les travaux de cet économiste ont été critiqués outre atlantique par le Professeur Richard Stuch et, en France, par Bernard Zimmern, le fondateur de l’IFRAP. Le Financial Times, de son côté, a relevé des erreurs dans les données utilisées par Picketty et The Economist a estimé que la thèse centrale de cet économiste est une prédiction et non pas un modèle inhérent au capitalisme. Thomas Picketty dont on connaît les engagements politiques s’élève contre le fait que l’on affirme par trop rapidement que la France est un pays égalitaire : il écrit sur son blog, le 18 avril, 2017 : « Il serait temps d’en finir avec le déni inégalitaire français ».
Quelle est donc, en fait, la réalité ? Le degré d’inégalité des revenus dans les pays, de par le monde, doit se juger en s’en référant à leur degré de développement économique. Nous allons montrer que la France, dans son histoire économique, est un pays qui est en avance pour le combat mené par ses citoyens pour la réduction des inégalités de revenus. On ne peut donc pas manquer de s’interroger pour savoir si ce ne sont pas, précisément, les concessions prématurées faites à la population en cette la matière qui ont nui, finalement, à la prospérité économique du pays. Thomas Picketty semble le nier. Il existe pourtant, indéniablement, une relation très nette entre le niveau de développement des pays et l’ampleur des inégalités de revenus que l’on y constate.
Les luttes qui ont été menées dans notre pays pour parvenir trop tôt à une forte égalisation des revenus ont beaucoup bridé le dynamisme des acteurs économiques, et cela n’est pas suffisamment dit. Ce phénomène, de surcroît, s’est trouvé aggravé par plusieurs vagues de nationalisations. Il s’est agit, chaque fois, de combats menés contre le capitalisme. Il y eut une première vague avec le Front populaire, en 1936, où l’on procéda à la nationalisation de plusieurs usines d’armement ou de construction aéronautique, ensuite, au lendemain de la seconde guerre mondiale, une période où les communistes ont été très influents dans la vie économique, une seconde vague de nationalisations d’entreprises très importantes, et, enfin, en 1981, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, à nouveau des nationalisations. Il est résulté, de tous ces combats, que le PIB par tête des Français est aujourd’hui inférieur à ce qu’il est dans bon nombre d’autres pays européens, comme on peut le constater sur le graphique ci-dessous, ce qui parait tout à fait anormal :
Le PIB per capita des Français est de 38.476 dollars seulement. Les Allemands en sont à 44.469 dollars, les Suédois à 53.442, les Danois à 56.307, les Norvégiens à 75.304, et les Suisses à 80.189 dollars. En Europe, dix pays au total, se trouvent avoir un PIB/tête supérieur à celui des Français. Il serait temps que la population qui manifeste aujourd’hui dans les rues pour réclamer un meilleur niveau de vie en prenne conscience.
Il faut donc rappeler comment les inégalités de revenus en viennent à s’atténuer, dans les pays, à mesure que s’opère leur développement économique.
Dans les toutes premières phases de développement d’un quelconque pays il existe très peu de personnes capables de créer de la richesse. Les premiers à le faire, généralement par des innovations techniques, s’enrichissent, et les inégalités de revenus dans le pays sont considérables. C’est bien ce que l’on constate, aujourd’hui, dans les pays sous-développés. Viennent ensuite d’autres entrepreneurs, et ils vont être de plus en plus nombreux. Les effectifs de personnes entrainées dans leur sillage s’accroissent, la masse des salariés devient progressivement importante, et l’on assiste à l’installation d’institutions de type démocratique. Il va s’amorcer, alors, un mouvement de réduction des inégalités sociales, et les revenus vont se trouver progressivement distribués plus équitablement. Le sociologue américain Seymar Martin Lipset a fort bien montré par ses travaux qu’il existe un trend mondial qui pousse les pays vers la démocratie, sous l’effet précisément de leur développement économique, et les inégalités de revenus se réduisent ainsi peu à peu. Elles se mesurent par l’indice de Gini, qui est l’indicateur universellement utilisé. Cet indice qui est fondé sur la courbe en cloche de Lorenz va de zéro à un : plus l’indice se rapproche de un, plus les pays sont inégalitaires. Les pays les plus inégalitaires en sont aujourd’hui à des indices de 0,6 : Bolivie, Malawi, Afrique du sud, Brésil, etc. Et les pays le plus égalitaires en sont à des indices de 0,26 ou 0,27. La France a évidemment suivi ce même cheminement, et elle en est aujourd’hui à l’indice 0,295. Elle se situe donc au rang des pays les plus égalitaires : la Suède et la Finlande, pays très égalitaires, en sont à 0,28, et le Danemark à 0,29. En 1984, l’indice de Gini de la France se situait encore à 0,38.
Cette évolution des pays vers la réduction des inégalités de revenus à mesure que s’opère leur développement économique est illustrée par le graphique ci-après qui met en évidence la corrélation existante entre les PIB/ tête des habitants et l’indice de Gini de leur pays.
Ce phénomène de réduction des inégalités sous l’effet de la croissance et du progrès technique a été mis en évidence en 1950 par l’économiste Thomas Kuznets, qui l’a illustré par une courbe en U inversé. Sur le graphique ci-dessus on voit comment les indices de Gini diminuent à mesure que le niveau de richesse des pays croît. Le Japon, la Grande-Bretagne, la Suède, sont des pays qui sont parfaitement situés sur la droite de corrélation, avec des indices de Gini qui correspondent bien à leur niveau de développement économique. Ce n’est pas le cas de la France qui a un indice de Gini non conforme à son niveau de richesse. Notre pays ressort ainsi comme par trop en avance en matière de correction des inégalités de revenus : il devrait en être à l’indice 0,33, qui est celui par exemple du Japon qui a le même PIB/tête que nous. La corrélation indique qu’un indice de Gini de 0,29, qui est celui de la France, impliquerait normalement que notre PIB/tête soit de l’ordre de 50.000 dollars : or, nous en sommes à 38.476 dollars seulement. La Suède, par exemple, qui a un indice de Gini de 0,28, a un PIB/tête de 53.442 dollars.
On est donc fondé à considérer que les politiques par trop égalitaristes qui ont été menées en France ont eu pour effet de contrarier le bon développement économique du pays. Un équilibre judicieux, est, en effet, à trouver dans les politiques de développement des pays entre une fiscalité lourde appliquée aux acteurs du développement, ce qui bride leur dynamisme, et donc impacte négativement la croissance du PIB, et la satisfaction des revendications des classes les plus défavorisées, les aides sociales dont elles bénéficient ayant, elles, un effet positif sur la croissance. On se souvient qu’un homme politique en France avait caractérisé les systèmes économiques de la façon suivante : « Le libéralisme économique, c’est : certains roulent en Rolls Royce et d‘autres en 2CV ; le socialisme c’est tout le monde en métro ». On a penché en France plutôt vers la seconde solution.
C’est que les luttes pour l’égalité des revenus se sont doublées de mesures qui protègent les travailleurs contre les exigences productivistes des entrepreneurs : le marxisme, comme on le sait, a très tôt armé les classes laborieuses, en France, contre les capitalistes, et le droit du travail dans notre pays est devenu le plus protecteur qui soit dans le monde.
En résumé, on a donc eu, en France, d’un côté des prélèvements obligatoires sans cesse croissants, qui sont à présent les plus élevés de tous les pays de l’OCDE, une taxation du travail excessive qui a réduit beaucoup les marges des entreprises et donc affaibli leur compétitivité, des taux d’imposition des bénéfices des entreprises très élevés ce qui a limité leur capacité à investir, et un code du travail devenu peu à peu extrêmement protecteur pour les salariés, avec une durée de vie active qui n’est que de 35,0 ans, contre 41,3 ans en Suède, et 42,5 ans en Suisse. De surcroît, la durée annuelle du travail a été ramenée à 1.646 h, alors qu’en Allemagne il s’agit de 1.845 heures, et de bien plus encore dans beaucoup d’autres pays. Il a résulté de tout cela que notre population active se situe à un niveau extrêmement faible : 45,2% seulement, contre par exemple 53,4% en Allemagne et 53,9% en Corée du Sud. Il s’agit de la proportion des gens qui travaillent par rapport à la population totale.
Les combats qui ont été menés pour l’égalisation des revenus, souvent avec violence, ont affaibli, peu à peu, notre machine économique. Il ne faut pas oublier que la charte d’Amiens de 1906 qui a constitué l’ADN du syndicalisme français, est fondée sur la motion du syndicaliste CGT Victor Griffuelhes, théoricien du syndicalisme révolutionnaire, qui prévoyait la grève générale comme moyen d’action pour faire triompher la révolution, et l’« expropriation capitaliste ». Elle fut adoptée à 830 voix sur 839 votants. Aussi constate-t-on que la France est un pays qui a aujourd’hui un PIB/tête médiocre, un secteur industriel très réduit qui ne représente plus que 10% du PIB (alors que les autres pays européens sont à des taux oscillant entre 18% et 25%), un commerce extérieur fortement déficitaire chaque année, un niveau de chômage très élevé, et un endettement extérieur qui ne cesse d’augmenter pour atteindre à présent 100% du PIB alors que la limite permise dans la zone Euro est de 60%.Dans les pays scandinaves, qui sont très égalitaires, mais avec des PIB/tête très élevés, la réduction des inégalités de revenus s’est faite à mesure que l’économie progressait selon des processus de concertation entre le monde du travail et les patrons.
On peut, en conclusion, rappeler cette pensée de Tocqueville : « Les peuples ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, invincible. Ils veulent l’égalité dans la liberté, et s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage » : et les Français bien plus encore que les autres peuples. Il est à craindre que le Grand Débat national lancé par Emmanuel Macron pour désamorcer la révolte des gilets jaunes ne fasse qu’aggraver un peu plus encore la situation : aller vers plus d’égalité des revenus ne va pas stimuler la croissance.
Claude Sicard, économiste, ancien président de OCS, Consultants
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les devoirs et droits
Les intelligences, les forces, les courages, les habiletés, les loyautés et que sais-je encore ne se décrètent pas.
A noter que la déclaration universelle ne comporte pas le mot devoir comme si ce concept était une injure aux révolutionnaires qui comme chacun sait étaient tous affublés des qualités exceptionnelles qui les dispensaient de tout devoir.