La grande banque Crédit Suisse publie tous les ans un grand rapport sur la répartition des patrimoines dans la plupart des pays en essayant de mesurer le patrimoine des très riches, ceux qui sont millionnaires, jusqu’aux milliardaires.
Une des curiosités de cette étude, qui paraît depuis 2010, est que la France se situe au troisième rang dans le monde en nombre de millionnaires, juste après les États-Unis et le Japon, et avant les Allemands, les Britanniques et les autres pays étrangers.
Le nombre de millionnaires affichés dans l’étude 2014 est de 2,4 millions.
Donc, nous aurions en France 2,4 millions de personnes dont la fortune dépasserait le million (de dollars), c’est-à-dire environ 750.000 euros.
Ce chiffre, qui a été et sera largement repris, est-il fiable ?
La France compte-t-elle plus de millionnaires que l’Allemagne ou le Royaume-Uni ? C’est ce que cette analyse se propose d’explorer car, a priori, il engendre le scepticisme.
Une autre étude menée pour la Banque Royale du Canada par Capgemini, qui mène ces études depuis beaucoup plus longtemps, place en effet la France en 5ème position, pas en 3ème place comme le montre ce tableau où ne figure pas le Japon qui serait second avec 2,728 millions de millionnaires.
Il est également surprenant de voir la France passer devant Allemagne et UK en nombre de millionnaires alors qu’elle est derrière en nombre de milliardaires suivant la revue Forbes, dont les chiffres sont entièrement repris par le Crédit Suisse.
I. La multiplicité des évaluations.
L’une des difficultés du sujet est la multiplicité des évaluations dont peu convergent.
Le Boston Consulting Group publie également un rapport sur les patrimoines d’où nous avons extrait le chiffre de 7,13 millions de millionnaires.
Les instituts d’État publient les résultats les plus sûrs, le premier étant le Consumer Finance Survey de la Banque Fédérale (que nous avons déjà largement utilisé dans ces colonnes).
De multiples raisons expliquent ces écarts :
– Capgemini ne prend pas en compte dans les patrimoines l’immobilier. Mais l’immobilier semble incapable d’expliquer les différences de rang avec le Crédit Suisse.
– Certaines études considèrent le nombre de millionnaires ou milliardaires en ménages (ou foyers), le Crédit Suisse les transforme en individus.
– Pour la France, on voudrait pouvoir utiliser les chiffres des assujettis à l’ISF dont le seuil inférieur avant 2012 était assez voisin du million de dollars, mais l’ISF exclut l’outil de travail et réduit de 30% la valeur de la résidence principale.
II. Les évaluations par modèles économétriques.
L’une des difficultés de l’évaluation des grandes fortunes est que même les enquêtes les plus poussées comme celle de la Federal Reserve, sont victimes de biais, en l’espèce du taux de réponse aux questionnaires. En effet, la plupart des pays n’ont pas de déclaration obligatoire des fortunes comme la France ou la Suisse, et doivent faire reposer leurs évaluations sur des réponses volontaires à des questionnaires.
Pour tenir compte de ce que les grandes fortunes sont peu représentées par rapport à la population totale, la Fed augmente le nombre de questionnaires envoyés aux plus riches en se servant de la connaissance des revenus, fournie par l’IRS.
Mais le taux de réponses chute de 34% pour les fortunes dans la zone 1 à 5 millions, à 14% pour les fortunes autour de 100 millions.
C’est pourquoi les auteurs du rapport Crédit Suisse ne se bornent pas à reprendre les chiffres publiés par la Fed ou les organismes publics des principaux pays européens.
Ils reconstruisent ces chiffres à partir d’un modèle que nous allons rapidement expliquer pour pouvoir ensuite comprendre où sont les failles.
Ce modèle utilise la loi de probabilité de répartition des fortunes dite loi de Pareto dont l’une des propriétés commodes est que le logarithme des probabilités que les fortunes dépassent une certaine valeur X, en fonction du logarithme des fortunes, est une relation linéaire et se représente par une droite sur un graphique où sont en coordonnées ces logarithmes.
Comme l’a montré Benoît Mandelbrot, la loi de Pareto est l’une des grandes lois de l’univers, qui gouverne aussi bien les fortunes que les cours de bourse, la distribution des galaxies, les crues du Nil ou la fréquence des mots.
Le procédé utilisé par le Crédit Suisse pour calculer la distribution des grandes fortunes consiste à partir des données de patrimoine connues, de les mettre sur ce graphique log-log et d’extrapoler les valeurs du milieu de la courbe vers les hautes fortunes.
Pour affiner cette courbe, les auteurs utilisent le nombre de milliardaires pour chaque pays, connu à travers les études de la revue Forbes, de façon à faire en quelque sorte passer la droite par le point de la distribution représenté par les fortunes supérieures au milliard.
C’est ce qu’explique le rapport du Crédit Suisse, page 78, avec le graphique de la page 79 reproduit ci-dessous.
III. Les faiblesses du modèle économétrique.
On voit distinctivement la courbe liant les logarithmes des fortunes en abscisse qui débute à 100.000 dollars.
Mais la courbe se refuse à respecter la loi de Pareto, en ce sens que ce n’est pas une droite mais une cloche aplatie dont la concavité regarde vers le bas. On ne peut la considérer comme une droite que dans la zone d’environ 400.000 à 10 millions de dollars.
Pour tous ceux qui ont joué avec les courbes de Pareto, c’est une généralité ; en 40 ans d’études économiques nous n’avons jamais vu une courbe de Pareto qui ne se « cassait pas la figure » si l’on peut dire, aux extrémités.
Prendre la droite du graphique comme représentation des fortunes au-delà de 10 millions serait justifié pour les auteurs du Crédit Suisse, pour les raisons suivantes :
– Au-dessus de 10 millions, les taux de réponses aux enquêtes sur les fortunes chutent comme rappelé ci-dessus pour l’enquête de la Fed. Si l’on corrige de cette perte, la courbe ne chute plus au-dessous de la droite ou beaucoup moins ;
– La droite vient couper l’axe des abscisses là où débutent les milliardaires et où il y en a 1.000 ; plus précisément (page 78), il y aurait 1.029 milliardaires. Il s’agit de l’estimation de l’ensemble des milliardaires mondiaux et « ce serait exactement l’estimation de Forbes qui serait de 1.011 au 2 février 2010. De plus, les valeurs de Forbes attribuent 41% des milliardaires aux USA ; et nos estimations (non corrigées) suggèrent que 42% des adultes totaux avec une fortune au-dessus du milliard de dollars sont résidents des États-Unis.»
Ces précisions font précisément mettre en doute les résultats de l’étude :
– Si en effet, on peut attribuer le fait que la courbe « se casse la gueule » au-delà de 10 millions à la chute du taux de réponses, pourquoi se casse-t-elle aussi la gueule à gauche du graphique ? Parce que les taux de réponses seraient plus élevés qu’au centre ?
– De l’affirmation ci-dessus, on peut déduire que le nombre de milliardaires américains est d’environ 420 ; et c’est bien ce qui ressort des enquêtes Forbes. Mais les chiffrages du Crédit Suisse sont supposés faits en individus, pas en foyers, alors que les résultats du nombre de milliardaires Forbes est en nombre de foyers. Ce qui voudrait dire que la quasi-totalité des milliardaires sont célibataires ? Ce serait une bonne nouvelle pour toutes les femmes célibataires en recherche de mari.
On retrouve ce même hiatus page 112 du rapport 2014 qui liste 504 milliardaires pour les USA alors qu’il y a 400 milliardaires listé par Forbes pour 2014, le plus pauvre avec environ 1,3 milliard et que l’on peut en déduire, à travers notamment les travaux de Vermeulen[[How fat is the top tail of the wealth distribution? Philip Vermeulen. Directorate General Research Monetary Policy Research Division European Central Bank]], que le nombre des foyers milliardaires est d’environ 500, le même nombre que les individus milliardaires du rapport Crédit Suisse. Donc des milliardaires tous célibataires ?
IV. On peut faire dire beaucoup à un modèle.
On s’étonnait de voir la France juste derrière les USA en nombre de millionnaires (si l’on omet le Japon) alors qu’elle est derrière l’Allemagne et le Royaume-Uni en nombre de milliardaires. Mais nous avons eu la curiosité de regarder les chiffres du tableau récapitulatif du Crédit Suisse de la page 112 listant le nombre d’individus suivant le niveau de fortune au-dessus du million, en distinguant ceux entre 1 et 5 millions, 5 et 10, 10 et 50, 50 et 100, 100 à 500 et 500 au milliard en leur appliquant le régime des log- log.
Comme visible sur le graphique ci-dessous, il y a extrêmement peu de différences entre ces courbes et quand on voit l’approximation qu’elles représentent des chiffres d’enquête, à commencer par le nombre des milliardaires utilisé qui diverge de ceux publiés par Forbes pour 2014 (par exemple 31 pour la France au lieu de 43), ou les dispersions d’évaluation que permette toute évaluation (voir en fin d’article, en exemple, l’évaluation de la courbe de Pareto pour la France), on mesure que le calcul de millionnaires n’est pas loin d’un exercice en futilité.
Le tracé des courbes de Pareto : l’exemple de la France.
On voit ci-dessus une courbe de Pareto établie pour la France par Philip Vermeulen pour des fortunes supérieures au million d’euros. Les abscisses sont évaluées en millions d’euros et les ordonnées sont graduées en fractions du nombre total de millionnaires.
Les points bleus en haut à gauche sont le résultat d’enquêtes ; les croix en bas à droite représentent les valeurs tirées de l’enquête Forbes sur les milliardaires, le dernier point à droite représentant vraisemblablement Bernard Arnault dont la fortune approche les 30 milliards.
On voit que si l’on veut prendre les points de Forbes pour affiner la droite de Pareto, on a le choix entre toute une gamme de pentes dont la variation va très au-delà de la variation des pentes constatées dans le graphique précédent tiré des évaluations des très riches par le Crédit Suisse.