Le ministre de L’Economie a clairement exprimé son opposition à un rapprochement entre le Français et le Canadien – dans la mesure toutefois où ce rapprochement signifierait prise de contrôle de Carrefour par Couche-Tard. Le ministre a manifestement voulu prendre les devants et tuer l’affaire dans l’œuf, en appuyant de plus son discours par un rappel à la loi. Cette loi d’origine Montebourg a été durcie depuis, par le décret n° 2019-1590 du 31 décembre 2019. Comme on va le voir, l’appliquer aux activités de Carrefour ne devrait pas être possible.
Le décret en question a été pris en application de l’article L.151-3 du Code monétaire et financier qui s’exprime ainsi : « Sont soumis à autorisation préalable du ministre chargé de l’économie les investissements étrangers dans une activité en France qui, même à titre occasionnel, participe à l’exercice de l’autorité publique ou relève de l’un des domaines suivants : a) Activités de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale… ».
Quant au décret, son article 1er crée dans le code monétaire et financier un article R. 151-3 qui vise en particulier les activités portant sur « des infrastructures, biens ou services essentiels pour garantir :… 9° La production, la transformation ou la distribution de produits agricoles énumérés à l’annexe I du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, lorsque celles-ci contribuent aux objectifs de sécurité alimentaire nationale mentionnés aux 1°, 17° et 19° du I de l’article L. 1 du code rural et de la pêche maritime ».
Le ministre s’est expressément référé aux « objectifs de sécurité alimentaire » pour estimer que Carrefour participe à la réalisation de ces objectifs, et il a même déclaré que Carrefour constituait un « chaînon essentiel dans la sécurité alimentaire des Français, dans la souveraineté alimentaire », allant jusqu’à ajouter : « Le jour où vous allez chez Carrefour, chez Auchan, et qu’il n’y a plus de pâtes, plus de riz, vous faites comment ? »
Il est facile de répondre à cette question : si Carrefour et Auchan disparaissent, je vais chez Intermarché, Leclerc, Super U ou etc. ! L’argument du ministre ne tient pas debout. Il faudrait supposer que tous les distributeurs français passent sous contrôle étranger et que ces groupes étrangers s’entendent pour affamer la France, hypothèse complètement loufoque que l’on a de la consternation à voir évoquer par un des ministres les plus importants de la République ! La part de marché de Carrefour n’est que de 19,5%, en seconde position derrière Leclerc (22%). Ses concurrents, au nombre desquels figure l’allemand Lidl, seraient probablement ravis de voir disparaître Carrefour pour se partager immédiatement ses oripeaux, mais évidemment ce ne peut pas être la stratégie de Couche-Tard de disparaître du marché français. Il n’existe pas de doublons possibles entre les deux entreprises, et l’activité de distribution de Carrefour n’est par définition pas délocalisable. La sécurité alimentaire ou la souveraineté alimentaire dépendent de la production et de la transformation, pas de la distribution. Elles ne sont clairement pas en cause ici. Pas plus d’ailleurs que dans le cas de Danone, dont l’Etat avait refusé le rachat par Pepsi Cola, refus que la communauté des affaires avait à l’époque trouvé ridicule. Enfin, ni l’ordre public, ni la sécurité publique, ni l’exercice de l’autorité publique, ni enfin la défense nationale ne sont en jeu[[Il faut préciser que les activités protégées ne sont visées par le paragraphe 9 du décret que « lorsque celles-ci contribuent aux objectifs de sécurité alimentaire nationale mentionnés aux 1°, 17° et 19° du I de l’article L. 1 du code rural et de la pêche maritime ». Or si ces restrictions ont un sens, c’est parce qu’elles ne se réfèrent qu’à la production et pas à la distribution, au regard de « l’environnement », du «climat », de la « valorisation des terres agricoles » et de l’ « autonomie en protéines ».]]. Prétendre le contraire relève de l’excès de pouvoir, et la décision de l’Etat interdisant la prise de contrôle serait donc annulable à ce titre par la juridiction administrative.
En réalité, le véritable motif de l’intervention du ministre est tout autre : c’est la sauvegarde de l’emploi. Bruno Le Maire ne s’en est pas caché car, dit-il, Carrefour est le premier employeur privé de France[[Ce qui n’est d’ailleurs pas exact. En France, Carrefour emploie environ 100.000 personnes sur un total d’environ 350.000 mondialement. Les centres Leclerc emploient davantage de salariés, et c’est jouer sur les mots que de ne pas en tenir compte au prétexte qu’ils ne constituent pas une entreprise unique parce qu’ils sont une coopérative d’entrepreneurs indépendants fonctionnant sous le régime de la franchise.]]. Mais faire de l’emploi un critère d’application de la loi est un détournement évident de cette dernière. Si c’était un critère valable, toutes les grandes entreprises françaises pourraient être visées, ce qui n’est évidemment pas l’objectif de la loi !
Il y a de plus dans l’opposition du ministre une prise de position politique reposant sur une appréciation très contestable du rôle de l’Etat. Carrefour est et se voit comme une entreprise mondiale. La France ne représente que 47% de ses activités mondiales, et n’occupe que moins du tiers de ses effectifs. L’alliance avec Couche-Tard, elle aussi très présente internationalement, dans des pays différents et pour des activités différentes, a dès lors un sens évident en permettant à chacune des deux entreprises de profiter de la présence de l’autre dans des pays où elle n’est pas elle-même active. C’est le développement de Carrefour qui est en cause, auquel l’Etat n’a pas de motif de s’opposer.
Enfin, parce que les deux entreprises ne sont pas concurrentes, il n’y a aucun risque que le rapprochement se traduise par des pertes d’emploi due à une rationalisation d’éventuels doublons – Carrefour ayant de plus déjà pratiqué d’importantes réduction d’effectifs récemment. Si Carrefour est actuellement à vendre, c’est le résultat d’une stratégie mise au point depuis plusieurs années par sa nouvelle direction, stratégie dans laquelle l’Etat n’a aucune raison d’interférer.
C’est en fait la méfiance à l’égard de l’actionnaire étranger parce qu’il est étranger qui est à la base de cette intervention de l’Etat. On ne peut y voir qu’une manœuvre politique sûrement orchestrée par Emmanuel Macron à deux années d’une élection présidentielle où les questions de souveraineté et de protectionnisme, revenues à la mode, vont prendre une dimension certaine. Triste et de plus en pleine contradiction avec les efforts du gouvernement pour améliorer l’attractivité de la France. Et Alstom n’a-t-elle pas pris le contrôle du canadien Bombardier sous les applaudissements de l’Etat, dans un domaine autrement plus sensible que celui de la distribution alimentaire ?
La décision du ministre n’apparaît ni légale ni opportune. On préférerait qu’il trouve d’autres occasions, qui ne manquent pas, pour brandir le sabre de l’Etat, surtout quand il s’agit d’un sabre de bois. Aux dernières nouvelles, Couche-Tard a abandonné. Nous ne verrons pas accuser l’Etat d’excès de pouvoir, ne serait-ce que parce qu’il faudrait des mois voire des années pour obtenir satisfaction devant le Conseil d’Etat. Cela ne résoudra pas les problèmes financiers de Carrefour qui perd un investissement de 3 milliards sur lequel Couche-Tard était prêt à s’engager, et que le marché financier français ne lui offre pas apparemment.
2 commentaires
vax komplottist
Le Maire n’a fait que se soumettre aux pleurnicheries de la FNSEA
Carrefour devient une proie facile
Nos gouvernants , spécialement à Bercy , n’étant ni des financiers ni des entrepreneurs , ne se rendent sans doute pas compte qu’ils ont , en mettant sur la place publique , avec force publicité leur « refus » , ont montré à toute la concurrence de Carrefour que cette entreprise était à vendre , ayant besoin de cash, et même le prix a été dévoilé! Que va dire Le Maire si le groupe Mulliez (Auchan) , se lance dans l’affaire , ou alors Lidl ( groupe Allemand) ? Mais qui empêchera Carrefour de vendre ses hyper basés à l’étranger ? Je pense qu’il y a de nombreuses banques d’affaires qui travaillent sur le sujet . Le Maire nous montre une fois de plus son incompétence ou comment fragiliser un groupe privé par sa connerie.