L’évolution du financement de la protection sociale cache des changements passés sous silence et préoccupants. De 2000 à 2018 puis 2019, la part du financement de l’Etat par opposition à celle des cotisations sociales, est passée respectivement de 32 à 36 puis 42% du total, dont 20 à 26 puis 30% pour les seuls impôts et taxes affectés (Itaf). En soi, cette évolution d’un système bismarckien (financement par les cotisations) vers un système beveridgien (financement par l’impôt) n’a rien d’étonnant ni de répréhensible. Ce sont les conditions dans lesquelles elle intervient qui la rendent préoccupante.
Cet article est le 5ème de notre étude sur la protection sociale :
– Protection sociale en France : relativement généreuse, mais surtout au-delà de nos moyens
– Protection sociale : quand le remboursement de la dette CADES creuse le « trou de la Sécu »
– Protection sociale, les impératifs de la maîtrise des dépenses et d’une réforme fondamentale
– Protection sociale et démographie : Mission impossible ?
Ce qui s’est passé
Traditionnellement la France pratique un système bismarckien, où les cotisation sociales, salariales mais surtout patronales, constituent la grande majorité des ressources de la protection sociale. Jusqu’en 1967 aucun « itaf » n’était convoqué pour venir financer cette dernière. Encore en 1980 les itaf et les autres contributions publiques ne comptaient que pour 15% dans ce financement. C’est surtout à partir de 1998 (gouvernement Jospin) que le recours aux itaf fait un bond (de 41.000 à 71.000 milliards en une année). Depuis lors, le recours aux itaf ne fait que se poursuivre à un rythme accéléré, pour atteindre 243 milliards en 2019, et représenter avec les autres contributions publiques 42% des ressources.
L’opportunité de fiscaliser la protection sociale n’est pas une nouveauté. Les deux arguments essentiels sont, d’une part l’idée suivant laquelle la couverture de risques essentiels comme la santé et la famille, devenus universels, n’a pas de raison d’être financée par des prélèvements sur le travail ; d’autre part, avec la montée du chômage et la course à la compétitivité des entreprises, le coût du travail est devenu une préoccupation essentielle, et la nécessité de le diminuer relativement aux autres pays s’est imposée. Toutefois, baisser le coût du travail est un exercice politiquement difficile. Comment faire ?
C’est surtout à l’occasion de deux innovations que s’est manifestée la montée en charge de la fiscalité dans les ressources de la protection sociale. D’abord avec l’introduction et le développement de la CSG. Créée en 1991 au taux de 1,1% et déjà affectée à la protection sociale, la CSG voit son taux augmenter à 3,4% en 1993 et surtout, à 7,5% en 1998, en contrepartie d’une première baisse des cotisations salariales. En 2018, le gouvernement supprime les cotisations salariales maladie et les contributions salariales chômage, et augmente, toujours en contrepartie, la CSG de 1,7% (sauf sur les bas salaires et basses retraites). En 2019, le gouvernement a poursuivi le mouvement, mais cette fois en faveur des cotisations patronales, essentiellement pour transformer le CICE en baisse de charges (6 points sur la maladie jusqu’à 2,5 smic). Mais il était politiquement impossible d’utiliser la hausse de la CSG pour ce faire, dans la mesure où, à la différence de la réforme de 2018 qui baissait les cotisations salariales, la hausse pèserait cette fois sur le pouvoir d’achat des salariés sans bénéfice pour eux. La création de la TVA sociale n’a pas non plus été jugée opportune pour un ensemble de motifs. Et ce sont les ressources de la TVA qui sont sollicitées, et elles le sont énormément.
La baisse des charges consécutive à la suppression de la CICE coûte 23,4 milliards à la protection sociale, et au total la fraction de la TVA préemptée passe de 5,93 à 26% entre 2018 et 2019, soit 20% des recettes de la branche maladie pour un montant de 46,8 milliards. Le résultat en est une dégradation du solde de l’Etat de 36,3 Mds ! Ont été aussi mobilisées des recettes de TVA sectorielles, notamment tabacs et alcools.
Les conséquences
+L’équilibre des comptes de la sécurité sociale, une notion qui a perdu son sens+
En première réflexion, l’équilibre des comptes de la sécurité sociale est une notion qui ne veut plus rien dire, dans la mesure où il est assuré par des ponctions faites suivant les nécessités conjoncturelles sur des ressources antérieurement affectées au financement d’autres dépenses. C’est ainsi que la Drees annonce dans ses statistiques que le trou de la sécurité sociale n’existe plus depuis trois années, le solde étant devenu positif de 10,7 milliards en 2019. Le chiffre est à rapprocher de l’augmentation de 36 milliards des ponctions opérées sur les produits de la TVA. Sans ces dernières, le déficit dépasserait 25 milliards…
+Où vont les comptes de la nation ?+
C’est certainement une très bonne chose de diminuer le fardeau des cotisations sociales pesant à la fois sur les entreprises et sur leurs salariés. Cela rend les premières plus compétitives et améliore le pouvoir d’achat des seconds. D’autre part, comme nous l’avons dit cela rentre dans une logique de prise en compte de la solidarité nationale. Mais à la différence des précédentes baisses, la dernière n’est plus compensée par la création de nouveaux impôts.
Cela reflète-il la fin d’une époque, du moins dans l’immédiat et sous le présent gouvernement ? Il n’est plus possible en effet d’augmenter les impôts, d’autant moins qu’il s’agissait en 2019 de favoriser les entreprises. Le gouvernement a donc renoncé à la TVA sociale, à la CSG, à l’impôt sur le revenu, à la taxe carbone (Gilets jaunes !), etc. pour trouver les 36 milliards nécessaires. Ce sera donc un creusement du déficit budgétaire. Et évidemment, le gouvernement ne semble pas s’être posé la question qui s’impose pourtant, baisser les dépenses à hauteur de la baisse des recettes…[[Les données de 2020, incluant l’effet de la pandémie, ne sont pas disponibles.]]
Le gouvernement était donc prêt – pour un bénéfice politique très douteux, mais là n’est pas la question – à aggraver le déficit budgétaire de 36 milliards, tout en claironnant qu’il n’augmenterait pas les impôts et qu’il augmenterait au contraire les prestations dites du cinquième risque (autonomie des personnes âgées). Au même moment, le problème des retraites se repose (18 milliards de déficit en 2020), alors qu’avec la santé il représente 81% des dépenses sociales. Comment ne pas penser que pour éviter de se fracasser contre le mur, il faudra mettre un terme à l’envolée des dépenses, voire demander des sacrifices à la population, dont les retraités paraissent constituer la cible idéale ? Comment ne pas penser aussi qu’il faudra piocher dans le luxe de prestations d’assistance bien trop coûteuses pour la collectivité, comme le tiers payant universel qui devrait être réservé aux catégories défavorisées. Rappelons aussi que la France est la championne absolue de l’UE pour la faiblesse du reste à charge des ménages dans les dépenses de santé (9,7%, le seul pourcentage de l’UE en-dessous de 10%). Et bien entendu, comment ne pas penser que nous n’attendrons pas longtemps avant de voir la fiscalité réaugmenter ?
+Le rôle de la fiscalisation du financement dans l’augmentation de la redistribution verticale+
C’est la troisième réflexion à laquelle nous contraint la fiscalisation en question. Une conséquence oubliée de cette fiscalisation est en effet l’augmentation de la progressivité de l’impôt sur le revenu. C’est évident en ce qui concerne la baisse des cotisations salariales sur les bas revenus (les contribuables vont devoir compenser la perte), mais ça l’est tout autant pour les cotisations patronales : « De nombreux commentateurs ont souligné à juste titre l’arrivée de la CSG prélevée au-delà des seuls revenus du travail comme un changement majeur du financement de la protection sociale au cours des années 1990. Il nous faut constater qu’en volume, les exonérations de cotisations employeurs sont un changement du même ordre. Que l’on considère la progressivité des cotisations sociales pour elle-même, ou le transfert occasionné par leur coût budgétaire (et donc fiscal), les exonérations de cotisations employeurs ont donc introduit une dimension non négligeable de redistribution verticale au sein du système de financement de la protection sociale, notamment entre salariés »[[Michael Zemmour, 2015, Economie politique du financement progressif de la protection sociale.]].
L’OCDE confirme : « Dans la plupart des pays, la progressivité du coin fiscal direct s’explique entièrement par la progressivité de l’impôt sur le revenu des personnes physiques. Les cotisations sociales sont souvent proportionnelles et plafonnées à un certain niveau. Par conséquent, elles tendent à être régressives.
Globalement, un basculement des cotisations sociales sur l’impôt sur le revenu se traduit par un allégement ex ante du total des prélèvements obligatoires pesant sur les revenus du travail allant de 1,5 à 3,2 points de pourcentage du salaire brut. Le remplacement, en France dans les années 90, de certaines cotisations sociales par la CSG, impôt affecté à la protection sociale et portant sur toutes les catégories de revenus des ménages – avec relativement peu de déductions et d’exonérations comparé à l’impôt sur le revenu des personnes physiques – constitue un exemple d’un tel transfert fiscal ».
En effet, du fait que les prestations n’ont pas diminué avec les exonérations de cotisations salariales et patronales, qui ont toutes porté sur les bas salaires et ont été compensées, soit par une hausse de la CSG, soit par un transfert budgétaire, donc fiscal, ce sont les impôts sur le revenu qui sont amenés à combler la perte pour le système de protection sociale. Ce qui permet à M. Zemmour de conclure que « les exonérations ont donc toutes les caractéristiques d’un transfert du contribuable en général vers les emplois à bas salaires ». Et plus loin, « les exonérations de cotisations employeurs sont une des contributions les plus importantes à l’évolution de la redistribution verticale en faveur des ménages les plus modestes depuis le début des années 1990 : sur la base d’un indicateur synthétique de réduction des inégalités, … les cotisations sociales représentaient 1% de la réduction des inégalités opérée par le système socio-fiscal en 1990, 10% en 1998 et 19% en 2009 ».
Nous n’avons pas de conclusions chiffrées concernant les exonérations de 2018 et 2019. On sait néanmoins qu’il faudra en tenir compte.
Ces constatations conduisent à contester fortement les affirmations suivant lesquelles les inégalités auraient « explosé » ou tout au moins augmenté. En réalité, au travers des décennies, c’est la redistribution verticale qui n’a fait qu’augmenter, par les exonérations ciblées ainsi, comme on vient de le voir, par la fiscalisation du financement de la protection sociale.
Dans une prochaine étude nous essaierons de prendre la mesure de la redistribution opérée par les prestations elles-mêmes, qu’elles proviennent de celles qui sont accordées sous condition de ressources, de celles, universelles, qui sont devenues au cours du temps dégressives, ou encore de la baisse des cotisations salariales. Mais surtout, nous élargirons le champ de l’étude à la recherche du calcul des inégalités, qui va bien au-delà de la redistribution opérée par la seule protection sociale répertoriée officiellement, en nous référant aux très récents travaux de l’Insee invitant à prendre en compte des indicateurs comme les prestations en nature et les dépenses collectives négligées jusqu’à présent.
3 commentaires
Protection sociale, un financement bouleversé
Article, et série d’articles, très intéressant. On espère bien savoir à la fin si ces fameuses inégalités bougent et comment car, à date, on est dans l’incantation.
Je verse au dossier une petite information : par le jeu des non déductibilités, en particulier de ou des CSG, le taux de prélèvement à la source a également des mouvements inattendus : je constate dans mon IRPP un écart de plus de 10 points entre le taux de retenue à la source annoncé par Bercy et le versement effectif reçu sur mon compte en banque ! L’impôt versé sur un revenu non perçu (en général un prélèvement « non deductible ») devient une habitude pour le moins coûteuse voire carrément malhonnête.
Nombre de fonctionnaires trop important
J’ai toujours l’impression qu’on se perd à soigner les effet, plutôt que de supprimer la cause majeure :
1981 moins de 3 millions de fonctionnaires
2017 6,5 millions ! (dont pratiquement 2 millions furent recrutés par le régime mitterrandesque)
Je rappelle qu’un agent de l’état coûtait en 2014 en moyenne 3,6 millions d’€uros pour l’ensemble de sa carrière (chiffres Didier Migaud, socialiste, président de la cour des comptes à cette époque)
Protection sociale, un financement bouleversé
addendum
et bien sûr ça ne va pas en s’améliorant ! (les personnels protégés, ont perçu l’intégralité de leurs salaire durant la crise, les élus aussi malgré leur absentéisme inouï.
si vous faites le calcul pour les deux millions de fonctionnaires en sur-effectifs, l’engagement « ad vitam »* financier de l’état est de : 2000 000 x 3600 000 = 7200 000 000 000 €uros c’est à dire 7200 milliards, un chiffre fou qui va entraîner la France au fond du trou !
* en vie.