La liberté d’expression a une valeur constitutionnelle, ainsi définie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 :« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
La loi française du 30/09/1966 a précisé : « La communication au public par voie électronique est libre. L’exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise par (…) le caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion ».
L’arrêt du Conseil d’Etat du 19 /02/2025 interdisant à C8 et NRJ12 d’émettre à partir du 28/02 est considéré par certains comme une atteinte à la liberté d’expression. D’autres le justifient par les abus de cette liberté commis par les deux chaînes et disent qu’il suffit de lire cet arrêt pour en être convaincu.
Lisons donc cet arrêt.
Comme le demande la Directive de l’Union européenne du 11/12/2018, l’interdiction doit « donner à toutes les parties intéressées, dont les utilisateurs et les consommateurs, la possibilité d’exprimer leur point de vue lors d’une consultation publique ». L’arrêt du Conseil d’Etat indique que « la majorité des contributeurs à la consultation publique menée par l’Arcom concluent à la nécessité de ne pas accroître le nombre de chaînes gratuites » (ce qui n’a évidemment rien à voir avec l’interdiction de deux chaines existant depuis vingt ans). Reconnaissant cette absurdité, l’arrêt poursuit : « Il incombe à l’Autorité de mener sans délai une nouvelle consultation publique et une nouvelle étude d’impact afin de décider si la situation économique du secteur est favorable ». Cette nouvelle consultation publique n’a pas été faite. L’arrêt du Conseil d’Etat devrait donc être annulé. De plus, est-ce à une « autorité » dite indépendante de juger si la situation économique est favorable ? Les entrepreneurs privés n’ont-ils plus le droit de prendre des risques ?
Pour la Directive européenne, « lorsqu’un Etat membre conclut qu’il y a lieu de limiter » les droits d’émission, « il définit clairement les objectifs poursuivis ». L’arrêt du Conseil d’Etat mentionne « l’objectif de valeur constitutionnelle de pluralisme des courants de pensée et d’opinion ». Cet objectif ne figure pas dans la Constitution. Il ne figure pas davantage à l’article 10, relatif à la liberté d’expression, de la Convention européenne des droits de l’homme. Où trouve-t-on sa définition claire? L’Arcom a-t-il vérifié que les chaînes publiques poursuivaient un tel objectif ?
L’arrêt reproche en outre à C8 que « les programmes qu’elle diffuse sont peu diversifiés ». Aucune définition n’est donnée de la diversification.
Il lui reproche qu’elle ne « maîtrise pas l’antenne » en abusant du direct. Celui-ci, apprécié des téléspectateurs, rend les débats plus vivants et peut mieux les éclairer sur les points de vue des débatteurs. Ce devrait être un critère du pluralisme. Cependant, pour satisfaire l’Arcom, la chaîne s’était engagée à accroître le différé, mais cet engagement ne paraît pas suffisant au Conseil d’Etat : « la mise en place d’un différé dans la diffusion d’une partie de ses programmes pour renforcer son dispositif de maîtrise de l’antenne présente un caractère trop imprécis pour être regardée comme de nature à remédier aux carences relevées ». Où est la « définition claire de l’objectif » de différé que devrait poursuivre la chaîne ?
L’arrêt du Conseil d’Etat reproche à C8 d’avoir fait l’objet de « nombreuses sanctions financières » de la part de l’Arcom. Le Conseil d’Etat n’aurait-il pas dû vérifier les motifs de ces sanctions, et juger si leurs montants étaient proportionnés aux prétendues fautes commises. L’Arcom, supposée indépendante, est en fait une entité politique, notamment par le mode de nomination de ses membres, et ses sanctions devraient pouvoir être jugées par un tribunal. Le Conseil d’Etat, saisi en première et dernière instance par C8, n’a pas jugé nécessaire de s’intéresser aux motifs des sanctions ni à leur montant.
D’après le Conseil d’Etat, « C8 a, depuis sa création, enregistré un déficit chronique et significatif et les prévisions du plan d’affaires figurant au dossier de candidature contrastent avec les perspectives d’évolution du marché publicitaire ». Une grande partie de ces déficits n’est-elle pas due aux très fortes sanctions financières prononcées par l’Arcom, non contrôlées par le Conseil d’Etat? Une chaine de télévision privée doit-elle obligatoirement être bénéficiaire pour être autorisée à émettre ? Que connaît le Conseil d’Etat sur les « perspectives du marché publicitaire » ?
L’interdiction d’une chaîne de télévision est inconnue dans tous les pays démocratiques. La Cour européenne des droits de l’homme est parfaitement compétente pour juger si cette interdiction respecte la Convention européenne sur les droits de l’homme.
Cette Cour a souvent condamné la France, en particulier le Conseil d’Etat, car les procédures de celui-ci ne sont pas conformes aux normes d’un procès équitable: le parquet (« commissaire du gouvernement » devenu « rapporteur public ») participait aux délibérations du tribunal ; il n’y a pas de débat public, « principale garantie d’une procédure judiciaire », ni d’égalité des armes, puisqu’au Conseil d’Etat les avocats n’ont pas la parole, la procédure étant exclusivement écrite ; les motivations des jugements sont souvent succinctes, ou légères, comme pour l’interdiction de C8 ; les juges ne sont pas impartiaux ; les délais y sont souvent déraisonnables (sauf pour interdire une chaîne de télévision, car il n’a fallu que deux mois pour prononcer le jugement d’interdiction et dix jours pour le faire appliquer).
Un recours à la Cour européenne des droits de l’homme ne serait pas assuré d’un succès, car cette Cour laisse aux Etats une « marge nationale d’appréciation », mais C8 aurait de bons arguments à y faire valoir.
En tout cas, pour l’opinion publique, l’interdiction des émissions de C8 par le Conseil d’Etat a été motivée par le désir d’empêcher la diffusion d’opinions qui ne lui plaisaient pas, et a porté atteinte à « un des droits les plus précieux de l’homme ».
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