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Les prix NOBEL d’économie 2024 : un bon cru ? Vraiment ?

par Philippe Baccou
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Décembre 2023 : Javier Milei prend les commandes de l’Argentine. Janvier 2025 : Donald Trump reprend celles des États-Unis. De nombreux universitaires ont prophétisé leur échec. Au premier rang d’entre eux, un trio d’économistes, récompensés en 2024 par le prix Nobel : Daron Acemoğlu, James Robinson et Simon Johnson. Leur verdict : l’« utopie » de Milei ne « fonctionnera pas » (Robinson, novembre 2024) ; avec Trump, « le pays risque de sombrer dans le capitalisme de connivence » (Acemoğlu, décembre 2024) ; son « programme populiste » court vers « un échec prévu » avec « pratiquement rien de positif pour les travailleurs peu qualifiés » ni pour « améliorer significativement la vie de la plupart des autres Américains » (Johnson, janvier 2025).

Pour affirmer cela, tous trois se fondent sur les travaux qui leur ont valu leur prix. Mais que valent réellement ces recherches ? Cela mérite un petit examen …

1 Les lauréats : des profils très semblables.

*Daron Acemoğlu, né en 1967, le plus connu, est un Turco-américain d’origine arménienne. Formé à la London School of Economics (LSE1), il y a connu Thomas Piketty (né en 1971). Professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), c’est un auteur prolifique et éclectique, donc soumis au risque du « qui trop embrasse mal étreint ».

*James A(lan) Robinson, né en 1960, britannique, formé lui aussi à la LSE, est professeur d’économie à l’université de Chicago. Il est co-auteur avec Acemoğlu d’un best-seller grand public, Why Nations Fail : The Origins of Power, Prosperity and Poverty, paru en 2012 (traduction française en 2015 sous le titre Prospérité, puissance et pauvreté. Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres).

*Simon Johnson, né en 1963, britannique naturalisé américain, fut formé à Oxford et au MIT, où il enseigne depuis 2004. Brièvement chef économiste du FMI (2007-2008), il fut membre bénévole de l’équipe de transition de Joe Biden en novembre 2020. Moins connu que les deux autres, il est co-auteur avec Acemoğlu de Power and Progress. Our Thousand Year Struggle Over Technology and Prosperity, paru en 2023 et, depuis, édité ou en voie d’être édité en une vingtaine de langues, y compris le géorgien et le mongolien (traduction française en novembre 2024 sous le titre Pouvoir et progrès. Technologie et prospérité, notre combat millénaire). The Guardian, équivalent britannique du Monde, a considéré ce livre comme « l’un des plus importants de l’année ».

Ces trois hommes appartiennent à une génération intermédiaire née à la fin des boomers et avant les millenials. Ils ont eu entre 20 et 30 ans au moment de la chute de l’empire soviétique, de l’apparent triomphe des démocraties occidentales, de l’illusion de la fin de l’histoire. Tous trois sont de fervents partisans du camp démocrate aux États-Unis et de farouches opposants à Donald Trump. Aucun d’entre eux ne semble avoir une expérience concrète de l’entreprise privée. Ils ont reçu le Nobel 2024 pour « leurs travaux sur la manière dont les institutions se forment et affectent la prospérité ».

2 Une démarche ambitieuse …

Notre trio nobélisé privilégie deux axes de recherche.

* L’analyse comparative :

Acemoğlu, Robinson et Johnson cherchent à observer et comprendre comment l’économie évolue dans une grande variété de lieux sur la Terre et à un grand nombre d’époques. D’où une ambition encyclopédique faisant appel à de multiples travaux d’histoire et de géographie économique, d’économie du développement (Robinson a beaucoup publié sur l’Afrique et l’Amérique Latine), etc. L’accumulation des monographies, le recours à des techniques modernes rendues possibles par l’informatique et par Internet (bases de données, méta-analyses), facilitent cette entreprise intellectuelle herculéenne.

* L’élargissement de l’analyse économique aux institutions :

La théorie économique classique a longtemps été centrée sur les agents (personnes physiques et morales) censés confronter leurs préférences sur des marchés. Les préférences sont influencées par des biais cognitifs, analysables par la psychologie économique (Kahneman et autres). Le fonctionnement des marchés est lui-même entaché de biais analysables par les théories des marchés imparfaits. En regroupant les agents, on dégage des quantités globales analysables par la macroéconomie. L’approche par les institutions dépasse cela en examinant comment les agents sont encadrés et influencés par des règles sociales et juridiques extérieures à eux.

L’analyse institutionnelle, comme branche de la théorie économique, est antérieure au trio Acemoğlu/Robinson/Johnson : voir par exemple les travaux de Ronald Coase (1910-2013), prix Nobel en 1991, ou, en France, les théories dites de la régulation, influencées par le marxisme, développées depuis les années 1980. Mais les trois Nobel 2024 élargissent et systématisent cette approche en affirmant le rôle premier et essentiel des institutions dans le développement économique.

3 … trop marquée par le politiquement correct.

On peut saluer la démarche de nos auteurs, mais les résultats sont-ils à la hauteur de leurs ambitions ?

3.1. Une opposition fondamentale : institutions « inclusives », institutions « extractives ».

Sur le fond, on peut résumer comme suit les idées du couple Acemoğlu-Robinson2 (partagées, semble-t-il, par Johnson, même s’il n’est pas co-auteur de Why Nations Fail) :

* Ils partent d’une critique vigoureuse des « récits » qui, selon eux, « ne marchent pas » pour expliquer les inégalités de développement (ch. 2) : l’hypothèse géographique (WNF n° 62-70) à la Montesquieu (théorie des climats) ou à la Jared Diamond (le rôle supposé de la diversité des espèces végétales et animales), incapable d’expliquer les différences entre Corée du Sud et du Nord, entre les ex-Allemagnes de l’Ouest et de l’Est, ou entre les deux parties de la ville de Nogales, au Mexique (10 000 $/an/ménage moyen) et en Arizona (30 000 $) (WNF début du ch. 1) ; l’hypothèse culturelle à la Max Weber, invoquant le rôle des facteurs religieux ou d’autres traits de comportement des populations (WNF n° 70-77) ; l’« hypothèse de l’ignorance » (WNF n° 78-82) selon laquelle les pays en retard ne sauraient pas correctement traiter les imperfections du fonctionnement du marché.

* Au ch. 3 (« La fabrique de la prospérité et de la pauvreté ») est présentée l’explication qui marche, institutionnelle (WNF n° 88-97). Il y a deux catégories d’institutions : les « inclusives » et les « extractives ».

Elles sont soit économiques, soit politiques. Les institutions économiques inclusives « sont celles qui permettent et encouragent une participation de la grande masse des gens aux activités économiques, faisant le meilleur usage de leurs talents et aptitudes, et permettant aux individus de faire les choix qu’ils souhaitent ».

Elles assurent la propriété privée, un système de droit non faussé, des services publics garantissant un domaine minimum pour échanger et contracter ; elles permettent la liberté d’entreprendre et le choix des parcours professionnels.

D’autres services publics complètent cela, le tout supposant une substantielle intervention de l’État.

Les institutions politiques ne sont pas moins déterminantes : « Nous désignerons les institutions politiques suffisamment centralisées et pluralistes sous le nom d’institutions politiques inclusives ». Par contraste, les institutions économiques et politiques n’ayant pas ces caractéristiques seront qualifiées d’extractives3.

Ces concepts sont assez flous et susceptibles d’être manipulés pour s’adapter à des constats factuels avec lesquels ils ne « colleraient » pas bien. Assez paradoxalement, la centralisation politique, et non pas la décentralisation, est ici considérée comme « inclusive », à l’inverse de ce que l’on peut déduire de la définition des traits inclusifs dans les institutions économiques.

Et voici la clé de la bonne explication : « Les institutions politiques et économiques, qui sont, en dernière analyse, le choix de la société, peuvent être inclusives et encourager la croissance économique ; ou bien, extractives, et devenir des obstacles à la croissance économique ».

* Les onze chapitres suivants sont la déclinaison de cette thèse centrale. Les auteurs explorent les mécanismes du changement institutionnel (ch. 4 : les lois de l’évolution historique, avec une alternance de petites modifications et de bifurcations critiques ; ch. 6 : la « dérive » des institutions, analogue à celle des continents ou à la dérive génétique), les lois de la croissance sous un régime d’institutions extractives (ch. 5, avec une prédiction catégorique : « pourquoi l’actuelle croissance économique de la Chine ne peut pas durer »).

Suivent des coups de projecteur sur la Révolution britannique de 1688, vue comme étant à l’origine de la révolution industrielle (ch. 7), sur les résistances politiques à cette dernière (ch. 8) et sur les chemins de croissance différents de celui de la Grande-Bretagne (ch. 10).

Au ch. 9, les auteurs mettent en accusation la colonisation européenne : selon eux, ce système politique extractif a « appauvri de larges parties du monde ».

Sont ensuite examinés, respectivement, les mécanismes du cercle vertueux des bonnes institutions (ch. 11) et du cercle vicieux des mauvaises (ch. 12). Nous apprenons enfin « Pourquoi les nations échouent aujourd’hui » (ch. 13) et comment quelques autres ont amélioré leur trajectoire en changeant leurs institutions (ch. 14).

* Le ch.15, conclusif, reprend les principaux éléments de la thèse centrale en y apportant quelques nuances. Les institutions extractives, ainsi, ne sont pas jugées incompatibles avec la croissance.

Toutefois, prophétisent les auteurs, cette croissance ne sera pas soutenable pour deux raisons : « Premièrement, la croissance économique soutenable requiert l’innovation » ; mais, comme les élites dirigeantes craignent la destruction créatrice liée à l’innovation, « toute croissance née sous des institutions extractives sera finalement de courte durée ».

Deuxièmement, puisque les enjeux de pouvoir sont considérables dans un système extractif, la lutte pour le pouvoir entre factions sera exacerbée : « En conséquence, de puissantes forces vont pousser ces sociétés vers l’instabilité politique » (WNF, n° 471).

Un autre point souligné dans cette conclusion est que les enchaînements historiques constatés n’avaient rien d’inévitable (WNF n° 473-476). De la sorte, « Naturellement, le pouvoir prédictif d’une théorie où, à la fois, de petites différences et le hasard jouent un rôle clé, sera limité ».

Acemoğlu-Robinson semblent ainsi nous donner les meilleures raisons de penser que leur propre théorie ne vaut pas grand-chose. Mais ils se ressaisissent aussitôt : « Même s’il est difficile de faire des prédictions précises pour savoir quelles sociétés vont prospérer relativement à d’autres4, nous avons vu dans tout ce livre que notre théorie explique fort bien les larges différences de prospérité et de pauvreté des nations tout autour du monde ».

3.2. Une théorie schématique et peu convaincante.

La distinction entre les institutions inclusives et extractives est plus morale que scientifique, Elle ne semble permettre, ni d’analyser correctement le passé et le présent, ni, a fortiori, de prédire l’avenir. Mille questions se posent à ce sujet. Entre autres :

* Le schéma des institutions présenté par nos deux Nobel et approuvé par le troisième est binaire : inclusif / extractif s’opposent comme le blanc et le noir, le bien et le mal. N’est-ce pas excessivement simpliste ?

* Le postulat que les règles du bien inclusif supposé seraient vouées à triompher, car plus efficaces dans la compétition entre systèmes sociaux, ne relève-t-il pas du wishful thinking ? ou encore d’une vision millénariste de l’histoire, à la Marx ou à la Fukuyama ?

N’est-ce pas ignorer la complexité des sociétés comme organismes, négliger la problématique des fonctions sociales – produire et se reproduire ; attaquer et se défendre ; piloter et coordonner- et de leurs jeux typiques ?

* Sans même parler de l’histoire plus ancienne (comme celle de l’empire romain), l’histoire économique des 30 ou 40 dernières années n’inflige-t-elle pas un sérieux démenti à la thèse d’Acemoğlu-Robinson ? Le monde occidental, politiquement plus inclusif, n’est-il pas en train de se faire rattraper et dépasser par un monde émergent plus « extractif » au sens de ces auteurs, au premier rang duquel figure la Chine ?

* Que valent les raisons (freinage de l’innovation par les élites, instabilité politique) pour lesquelles il faudrait s’attendre à une croissance non soutenable là où existent des institutions extractives ? N’est-ce pas prendre les élites de ces institutions pour plus bêtes qu’elles ne le sont5?

* Si nos démocraties occidentales devaient suivre les analyses de nos trois Nobel à propos de l’innovation, ne faudrait-il pas au contraire s’inquiéter pour leur compétitivité économique ?

Le récent livre d’Acemoğlu-Johnson, Power and Progress, est ainsi résumé par son éditeur : « (…) la technologie est façonnée et confisquée par des élites qui assurent le maintien de l’ordre établi, de leur domination intellectuelle et de leur pouvoir politique. Pour le commun des mortels, le progrès n’est qu’un mirage, ou un vaste « enfumage ». (…) Après la parenthèse des Trente Glorieuses, les 40 dernières années n’ont fait que creuser des inégalités déjà criantes à coups de plateformisation, de délocalisation et de sape systématique des contre-pouvoirs ».

Au vu des recensions de ce livre et d’articles grand public que les auteurs ont publiés sur le même sujet, il y a de quoi s’interroger. Le progrès technique est analysé sous un prisme réducteur et déformant, celui des inégalités que cela peut engendrer. Il faudrait donc ne pas privilégier, voire freiner l’automatisation, qui risque de laisser à la traîne certains, et, par conséquent, attendre le progrès de la productivité de tous, ou faire en sorte que se créent en contrepartie des emplois non automatisables !

* Pénétrés de vénération pour les institutions démocratiques inclusives, nos auteurs n’ont-ils pas tout bonnement oublié de les soumettre à une analyse critique ? Ils semblent en ignorer ou en minimiser les aspects pervers : mécanismes du marché politique, jeux de la social-démocratie clientéliste, pression constante vers la hausse des dépenses publiques, des impôts et/ou de la dette publique.

Gangrenées par ces maladies de leurs institutions, nos belles démocraties deviennent-elles plus agiles, plus libres, plus soucieuses du long terme, en un mot, plus compétitives dans la jungle où s’opère la sélection naturelle des systèmes sociaux ?

Ces questions, déjà entrevues par Tocqueville, sont aujourd’hui remises sur le tapis par d’autres penseurs libéraux, voire anarcho-capitalistes comme le Germano-américain Hans-Hermann Hoppe (Democracy : The God That Failed, 2001).

*

Pour conclure et répondre à la question posée dans le titre de cet article : les trois Nobel 2024 ont beaucoup travaillé, leur tropisme institutionnel est sympathique ; ils ont sans doute raison de souligner que des institutions favorisant le marché, les droits de propriété, la sécurité juridique, la juste concurrence, sont bonnes pour la croissance et le progrès économique. Mais on ne les a pas attendus pour le découvrir et le recommander : c’est ce que font à longueur d’année, depuis longtemps, le FMI, l’OCDE, etc. Et leur prétention d’envelopper cela dans une sorte de sermon politique à la mode est contre-productive et non soutenable. À chacun de juger si leur prix est mérité.

  1. Dont les anciens élèves ont trusté, depuis l’origine, un quart des prix Nobel en économie. ↩︎
  2. J’utilise la version en anglais et en ligne de Why Nations Fail (WNF) avec la mention des numéros d’images. ↩︎
  3. Ce mot peut être source de perplexité pour un Français. Pourquoi ne pas être resté sur le couple inclusion/exclusion et avoir choisi un mot qui, dans notre langue, évoque surtout l’industrie minière ? On a voulu signifier par-là, dans un jargon marxisant, que de telles institutions étaient propres à « extraire » des ressources au profit d’une élite dominante (WNF n° 95). ↩︎
  4. Nous pourrions ajouter, avec Niels Bohr et Pierre Dac : « surtout lorsque ces prédictions concernent l’avenir ». ↩︎
  5. Entendu récemment cette remarque de l’économiste Christian Saint-Étienne : en France, il y a eu jadis pas mal d’ingénieurs dans les 2 000 ou 3 000 membres de l’élite dirigeante du pays, mais plus guère aujourd’hui ; en Chine, il y en a beaucoup plus. ↩︎

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1 commenter

Yves Montenay janvier 31, 2025 - 6:20 pm

Effectivement, pas grand-chose de nouveau. Dans mes propres cours, et sans connaître leurs travaux, j’insiste depuis toujours sur la qualité des institutions : état de droit, donc pour commencer ordre public, large circulation de l’information pour permettre l’innovation, donc finalement démocratie ou autoritarisme respectant ces principes (donc plutôt une simple différence de style, mais qui peut être efficace). On peut toujours espérer que cela redonnera un peu de lustre à ces bases de bon sens.

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