A la suite de l’épisode des Gilets jaunes, le Premier ministre dit avoir compris les Français : « Il s’agit d’apporter des solutions concrètes dans la vie quotidienne de nos concitoyens ». Et le 7 mai, il précise : Le « pouvoir d’achat moyen » par habitant va progresser de « plus de 2% » en 2019. « C’est un gain moyen de 850 euros sur l’année par ménage ». Quatre remarques s’imposent.
Une mariée pas si belle, et embellie grâce aux entreprises
Ce chiffrage nécessite d’abord une explication. Le Premier ministre a prétendu s’être appuyé sur une étude de l’organisme OFCE, elle-même fondée sur les travaux de l’INSEE. Mais les travaux de l’OFCE évaluent en réalité à 11,7 milliards le soutien au pouvoir d’achat pour 2019, dont 10,3 milliards sont attribuables aux mesures « gilets jaunes » de décembre 2018. Y compris l’effet des mesures antérieures, le gain moyen par ménage serait de 440 euros. Pour parvenir à 850 euros pour l’année 2019 (il n’est pas tenu compte des 5 milliards de baisse de l’IR qui n’impacteront les revenus qu’en 2020), l’OFCE fait appel, sans plus de détails, à la prime exceptionnelle défiscalisée du premier trimestre, dont on rappellera qu’elle représente un effort des entreprises, mis à part la perte pour l’Etat due à la défiscalisation, ainsi qu’au « ralentissement de l’inflation », un phénomène exogène et toujours incertain.
Une moyenne peu significative, défavorable aux deux extrémités de la courbe des niveaux de vie
En second lieu, le gain « moyen » évoqué par le Premier ministre n’a guère de sens. C’est comme la météo, quasiment aucune journée n’est représentative de la moyenne pour un même lieu, et les statistiques sont évidemment différentes pour chaque lieu. Ainsi, les graphiques établis par l’OFCE montrent qu’aux deux extrémités de la courbe des revenus, le pouvoir d’achat n’évolue que médiocrement. En haut de la courbe, et à partir du 7ème décile jusqu’au 9ème décile, le pourcentage d’appréciation du niveau de vie tombe brutalement de 1,5% à moins de 0,5%, et en euros, de 650 euros à moins de 400.
Mais c’est surtout en bas de la courbe que les progrès sont faibles. En effet, au niveau du premier vingtile des revenus (5%), on part de 70 euros, pour arriver respectivement à 200 au deuxième vingtile, puis 250 au troisième, puis 340 euros au quatrième (20%). La moyenne de 440 euros n’est atteinte qu’à partir du sixième, correspondant à un revenu moyen de 22.000 euros.
S’agissant de mesures destinées à répondre aux revendications des Gilets jaunes, dont on peut supposer qu’ils se situent plutôt dans les deux premiers déciles de niveau de vie, on retiendra qu’au maximum le gain de pouvoir d’achat ne se situerait qu’à 350 euros. Mais il y a plus préoccupant.
Des mesures distribuées inégalement selon les situations personnelles et beaucoup de perdants
Troisième remarque, la « moyenne » a encore d’autant moins de sens que les mesures ne sont pas applicables identiquement à l’ensemble de la population. Selon l’OFCE, les ménages du premier vingtile voient leurs revenus baisser de 80 euros (0,7 point de niveau de vie) du fait de la hausse du tabac, et surtout de la baisse des aides au logement et de la désindexation des prestations sociales. Au total, leur gain, de 70 euros ou 0,5 point de niveau de vie, provient surtout de mesures comme reste à charge et le chèque énergie (50 euros), ainsi que pour 30 euros chacune la taxe d’habitation et la prime d’activité. On voit que si le ménage est inactif, le gain n’est plus au total que de 40 euros. Cet effet est encore plus marqué pour les vingtiles suivants, la prime comptant pour 160 euros, puis de plus de 200 euros du troisième au sixième vingtiles. En cas d’inactivité, le ménage du deuxième vingtile est perdant, et celui des ménages des vingtiles suivants à peine gagnants. S’y ajoute la perte de la mesure de bascule CSG-cotisations, qui compte pour environ 50 euros pour le troisième vingtile et 80 euros pour le sixième vingtile. Mieux vaut ne pas être un fumeur locataire, inactif et en mauvaise santé…
Au total, les mesures examinées font 75% de gagnants mais 25% de perdants. Les ménages perdants seraient selon l’OFCE au nombre de 6,6 millions et ont pour moitié un niveau de vie inférieur à 1.440 euros par mois, pour une perte moyenne de 205 euros (0,9% de niveau de vie). Ils se situent surtout jusqu’au quatrième décile et à partir du septième décile. On note en particulier que presqu’un tiers des ménages du premier vingtile et presque la moitié de ceux du deuxième sont perdants. Les effets des mesures sont donc préoccupants pour les ménages les plus modestes, et guère de nature à apaiser la colère ambiante.
Le pouvoir d’achat sévèrement attaqué par les hausses de l’énergie
Enfin, quatrième remarque, le pouvoir d’achat est sévèrement attaqué par la hausse de l’énergie. On touche ici l’erreur de l’Etat, qui consiste à prendre la responsabilité du pouvoir d’achat des Français, comme si celui-ci ne dépendait pas essentiellement de facteurs exogènes (la France a certes des idées, mais pas de pétrole).
Les carburants, d’abord
L’INSEE l’a remarqué en mars dernier, en octobre 2018 « les dépenses de carburants et de fioul domestique des ménages sont plus élevées de 500 millions d’euros par rapport à une situation sans hausse des prix des produits pétroliers. »
La bascule des cotisations sociales vers la CSG n’ayant permis qu’une hausse de 120 millions d’euros du revenu disponible total des ménages, « le revenu disponible total (corrigé des dépenses de carburants et de fioul domestique) est inférieur de 380 millions d’euros à ce qu’il aurait été en l’absence de cette hausse des prix des produits pétroliers et de la bascule cotisations sociales/CSG. »
Le gouvernement ne peut évidemment rien à l’augmentation du pétrole brut qui s’est produite à cette époque et se représente de nouveau. Mais cet argument ne saurait suffire à convaincre les Français, comme on peut s’en rendre compte à la lecture des réseaux sociaux, qui mettent en avant les augmentations récentes des taxes. Effectivement, depuis 10 ans, les taxes sur les carburants ont augmenté de 25%, et l’augmentation du prix final est due à celle des taxes pour 37,5% sur l’essence et 47,7% sur le gazole. Par an, un consommateur moyen qui effectue moins de 13.000 km, règle près de 900 euros en taxes. Actuellement, les taxes comptent pour plus de 60% sur le prix toutes taxes. Si on ajoute que la TVA s’applique sur la TICPE, donc que le consommateur paye impôt sur impôt, et que par ailleurs les taxes en question servent presque uniquement au budget de l’Etat et non à la transition énergétique, on comprend l’exaspération des Français, qui ne sont pas prêts à supporter les conséquences d’une augmentation du prix du brut sans exiger de l’Etat une baisse des taxes.
L’électricité, le fuel et l’énergie à fins domestiques, d’autre part
Au 1er juin, le tarif réglementé de l’électricité augmentera de 5,9%. Cette très forte hausse est motivée par le système extrêmement complexe de la distribution de l’électricité, qui fait obligation à EDF de vendre l’électricité de source nucléaire à ses concurrents à un certain prix, par l’existence d’un tarif réglementé de vente applicable à EDF, ainsi que par les variations des prix du marché sur lesquels les concurrents doivent s’approvisionner en complément. Enfin, la hausse correspond aussi à un rattrapage obligatoire de hausses qui auraient dû avoir lieu dans le passé. Il ne semble pas que les Français aient encore pris conscience de ce qu’ils vont avoir à payer les prochains mois.
Si nous prenons comme exemple l’effet de cette hausse sur les finances d’un ménage composé d’un couple avec deux enfants, occupant un logement de 65 m2 (moyenne du T3) fonctionnant au tout électrique (chauffage, eau, cuisine et électroménager), selon les normes de consommation généralement admises, et au tarif réglementé moyen de 0,15 €/ KWh, nous obtenons une dépense annuelle d’environ 2.000 €. L’augmentation de 5,9% se traduira donc par un surplus de 118 euros.
Nous sommes ici dans un domaine où, contrairement aux carburants, des tarifs sociaux existent depuis plusieurs années, et ont été remplacés en 2018 par le chèque énergie, attribué automatiquement sous condition de ressources et servant à payer des factures d’électricité, de fuel domestique et en général de toutes sources d’énergie domestique à l’exception des carburants automobiles. Le montant du chèque énergie dépend à la fois des revenus du ménage et de leur composition en unité de consommation[[1 pour le premier adulte, 0,5 pour le second, 0,3 par enfant au-dessous de 13 ans, soit au total 2,1 dans notre exemple.]] : pour 2,1 UC, le chèque énergie sera de 277 euros pour un revenu fiscal de référence (RFR) de 5.600 euros maximum, mais seulement de 126 euros pour un RFR compris entre 6.700 et 7.700 euros, 76 euros pour un RFR compris entre 7.700 et 10.700 euros, et nul au-delà de ce dernier chiffre (pour 1 UC, le chèque variera entre 194 et 48 euros dans les mêmes hypothèses de RFR).
Il est aisé de voir que le chèque énergie (126 euros) est complètement absorbé par l’augmentation du prix de l’électricité[[Bien entendu, les chiffres seraient différents en cas de chauffage dans une autre source qu’électrique, mais dans de faibles proportions. Les calculs sont très dépendants de l’efficacité de l’installation de chauffage ainsi que de la qualité de l’isolation du logement ou encore du lieu d’habitation).]] au 1er juin de cette année (118 euros) dès un RFR de 6.700 euros, chiffre extrêmement faible, par exemple inférieur à la moitié d’un smic annuel. Et ceci avant de prendre en compte une quelconque hausse du carburant automobile. En réalité, l’éligibilité au chèque énergie a beau avoir été élargie et concerner maintenant près de six millions de ménages, elle suppose qu’il s’agisse d’un ménage inactif ou avec de très faibles retraites.
Sachant que l’accès à l’énergie constitue un bien absolument essentiel, tant pour l’équipement du logement que pour la mobilité de ses occupants, on ne sera pas étonné si l’on voit renaître – ou continuer – l’exaspération qui se manifeste depuis un semestre.
Conclusion
La promesse inconsidérée d’Emmanuel Macron de garantir le pouvoir d’achat des Français a enferré le gouvernement dans l’obligation de faire tomber une pluie toujours plus drue de cadeaux qui épuisent les ressources de l’Etat sans rassurer une partie importante des Français sur la possibilité pour le budget d’y faire face. Cette promesse renforce cependant et « en même temps » la conviction et l’illusion chez une autre partie des Français que le gouvernement a les moyens ou tout au moins l’obligation de surmonter l’effet défavorable des facteurs exogènes, tels la hausse des produits pétroliers. Erreur partout.
Autre constatation, qui touche cette fois à la façon de concevoir les aides sociales. Ce n’est pas nouveau, tous les gouvernements français ayant cultivé cette même pratique du saupoudrage des aides qui multiplie les complications administratives (effets de seuil) et accroît les taux de non-recours de façon incompréhensible pour les bénéficiaires, le tout en créant des inégalités injustes comme on l’a vu dans la répartition des aides selon le niveau de vie ainsi que selon la situation personnelle de ces bénéficiaires. La France se révèle incapable de concevoir une allocation unique que le bénéficiaire utiliserait sous sa responsabilité – sauf à imaginer un revenu universel qui ne ferait que généraliser l’assistance et l’irresponsabilité.