Si la technologie est le catalyseur endogène de la croissance économique, l’énergie en est l’aliment exogène. Aussi, depuis la révolution industrielle, la croissance s’est-elle nourrie « avec gourmandise » de combustibles fossiles. Ils représentent aujourd’hui 82% du bouquet énergétique mondial.
Mais, à travers cette gloutonnerie de charbon, de pétrole et de gaz, la croissance émet des gaz à effet de serre, cause principale du dérèglement climatique.
Notre société serait donc confrontée à des objectifs paradoxaux : satisfaire la demande en énergie pour assurer la croissance économique d’une population mondiale grandissante tout en réduisant les émissions de GES.
Croissance, Energie, Climat. La transition énergétique pourra-t-elle « dépasser la quadrature du cercle ? »
C’est ce sujet clé de société que Philippe Charlez aborde sans parti pris et de façon dépassionnée dans son nouvel ouvrage paru aux Editions De Boek Supérieur. Sa démarche repose sur des données incontestables. Elle se veut à la fois pédagogique, historique et scientifique.
Les deux leviers de la transition énergétique
Diminuer les émissions carbonées sans toucher ni à démographie ni à la croissance économique, repose sur deux leviers : décorréler l’énergie de la croissance en réduisant l’intensité énergétique[[L’intensité énergétique est le rapport entre la consommation d’énergie d’un pays et son produit intérieur brut. Elle s’exprime en kWh/€]] d’une part, remplacer progressivement les combustibles à haut pouvoir d’émission (charbon) par des combustibles à pouvoir plus faible (gaz), voire nul (nucléaire, renouvelables) d’autre part.
Nous avons illustré cette démarche en étudiant les apports de la voiture électrique dans un précédent article. Aujourd’hui, nous étudierons l’apport des énergies renouvelables intermittentes (ENRi) dans la génération d’électricité, et tirerons quelques enseignements conclusifs de ces deux exemples.
Les ENRi peuvent-elle remplacer le thermique et/ou le nucléaire ?
L’électricité mondiale est aujourd’hui fabriquée à partir de 41% de charbon, 22% de gaz, 4% de pétrole, 11% de nucléaire, 16% d’hydroélectricité et 6% de renouvelables.
Autrement dit, les « mal aimés » (charbon, gaz, pétrole et nucléaire) représentent 78% du mix électrique mondial alors que « nos préférés » (ENRi – ENergies Renouvelables Intermittentes) n’en représentent que 6%. L’enjeu déplacement est donc pharaonique.
D’autant que nos préférés sont d’une redoutable… inefficacité dans la mesure où contrairement aux centrales thermiques qui fournissent de l’électricité « quand on veut » et « où l’on veut », les ENRi ne fournissent de l’électricité que « quand Dame nature le veut » et « où Dame nature le veut ».
Pour se convaincre du « quand », il suffit de calculer le rapport production puissance des différentes sources d’électricité. Alors qu’un réacteur nucléaire d’un GW produira annuellement 7 TWh d’électricité, un GW d’éolien produira moins de 2 TWh et un GW de solaire à peine 1 TWh. Autrement dit, retirer un GW de nucléaire demandera à minima de mettre en œuvre entre 3,5 et 7 GW d’éolien et de solaire. Ceci met en évidence l’impossible défi de la loi sur la transition énergétique qui avait pour but de remplacer à l’horizon 2025 20 GW de nucléaire par des ENRi. A minima il aurait fallu mettre en œuvre l’équivalent de 35.000 éoliennes de 2 MW. Quand on sait que la France rajoute à son parc 600 éoliennes par an, la cible n’était pas 2025 mais… 2072. On comprend donc aisément le rétropédalage du ministre de l’Environnement qui en toute lucidité s’est contenté de dire que ce serait « un peu plus tard » sans avancer aucune date.
Le « où » des ENRi est tout aussi révélateur que le « quand ». Champions virtuels des renouvelables, les Allemands ont mis en œuvre sous la pression de leurs « Khmers verts » depuis 2010 100 GW de ENRi (soit plus d’une fois et demie le parc nucléaire français). Mais, cet effort démesuré de puissance ne produit qu’un « petit pipi » de 100 TWh (contre 420 TWh pour les 60 GW du nucléaire français). De surcroit les Allemands se sont fait l’illusion que le vent de la Baltique où sont installées les éoliennes, pourrait alimenter la Ruhr et la Bavière là où les besoins énergétiques sont les plus importants. Moralité 10.000 km de lignes enterrées (c’est plus joli !) doivent être mises en œuvre pour la somme modique de 40 milliards d’Euros. Elles s’ajouteront aux 100 milliards d’euros annuels de subventions. Du coup, le citoyen allemand paye son kWh deux fois plus cher que le citoyen français. Une bien triste facture pour un pays qui n’est pas parvenu à réduire ses émissions dans la mesure où la réduction du nucléaire et la mise en œuvre des renouvelables a dû inévitablement s’appuyer sur l’historique lignite, version la plus polluante du charbon.
En comparaison les Britanniques qui sont pratiquement sortis du charbon en s’appuyant sur le gaz et le nucléaire, ont réduit leurs émissions de 25%. Une preuve supplémentaire que la transition énergétique ne laisse aucune place pour l’émotion et que seul le rationnel peut conduire aux bonnes décisions.
Comme pour les transports, « réduire » apparaît beaucoup plus efficace que « déplacer » dans la génération électrique. La cogénération (utilisation de la chaleur fatale des centrales thermiques ou nucléaires pour produire de l’eau chaude) et les cycles combinés (couplage cycle gaz et cycle vapeur) permettent aisément de doubler le rendement de la génération électrique. Il existe aussi d’importantes marges de progrès pour augmenter le rendement des cellules photovoltaïques et la puissance des éoliennes. Mais, comme les voitures électriques, les ENRi fournissent de l’électricité de proximité qui doit être consommée « quand et où » Dame nature nous l’offre.
Nationalisme et syndrome du pauvre
Mais, la technologie n’est pas, loin s’en faut, le seul obstacle qui empêche de « dépasser la quadrature du cercle ».
Si l’intensité énergétique mondiale a été divisée par trois au cours des 150 dernières années (elle est passée de 7 kWh/€ au début du XXe siècle à 2,3 kWh/€ aujourd’hui), sa distribution reste très hétérogène. Alors que tous les pays de l’OCDE sont largement en dessous de la moyenne mondiale (1,2 kWh/€ en Europe, 1,7 kWh/€ aux Etats-Unis), la plupart des pays émergents possèdent des intensités énergétiques bien supérieures (4 kWh/€ pour la Chine et l’Inde, près de 5 kWh/€ en Russie). Autrement dit, les grandes réserves de réduction de l’intensité énergétique (mais aussi par voie de conséquence, de la réduction des GES) se situent principalement dans les pays émergents et non plus dans les pays de l’OCDE qui, en relatif, ont pratiquement terminé leur transition énergétique. Ce « syndrome du pauvre » est une donnée essentielle de la transition, car elle découple les besoins (qui se situent dans les pays émergents) des moyens (qui se situent dans les pays de l’OCDE). Le coût de la transition énergétique des pays émergents est aujourd’hui estimé à 2.000 milliards d’Euros par an[[Cette somme représente près de 5% du PIB des pays de l’OCDE. Considérant une croissance moyenne de 2%, les pays de l’OCDE ne pourraient donc supporter ce coût sans entrer dans une profonde récession.]]. Aussi, face à cet indispensable besoin de redistribution, les 100 milliards d’Euros annuels promis lors de la COP 21 font réellement figure d’aumône.
Enfin, n’oublions pas que le climat ne représente que la fraction environnementale de la transition énergétique qui repose aussi sur deux autres piliers : la compétitivité des entreprises (fraction économique) et la sécurité énergétique (fraction sociétale).
Parmi ces trois piliers, le climat est global alors que la sécurité énergétique et la compétitivité des entreprises sont des piliers profondément nationaux. Plus la politique d’un pays est nationaliste, plus elle aura tendance à renforcer la sécurité et la compétitivité aux dépens du climat. La transition ne pourra donc pas s’accélérer si elle reste, comme aujourd’hui, contrainte par les égoïsmes nationaux.
En considérant que les accords de Paris n’étaient favorables, ni à la sécurité énergétique américaine, ni aux entreprises américaines et encore moins aux contribuables américains, Donald Trump nous en offre une parfaite démonstration.
On voit donc bien que plus un pays définit sa stratégie énergétique sur des critères nationalistes (sécurité, économie) plus il s’éloigne du pilier climatique. Le pire ennemi de la transition ce n’est donc ni le charbon, ni le pétrole, ni le gaz, ni le nucléaire, mais bien l’égoïsme nationaliste.
Ainsi, l’Europe apparait-elle comme un espace naturel dans lequel devrait s’inscrire une transition énergétique fédérale conciliant réduction des émissions, compétitivité des entreprises et sécurité d’approvisionnement, oubliant pour un temps les égoïsmes nationaux. Protection de l’Euro par rapport au Dollar, règles et normes communes, coordination de l’action des états membres, sécurité énergétique grâce à l’interconnexion des réseaux de gaz et d’électricité, mutualisation de la R&D sur les renouvelables, le stockage de l’énergie et la captation/stockage du carbone sont autant de thématiques structurantes capables de relancer le projet européen.
On ne peut donc que saluer l’initiative du nouveau président du Conseil Européen Donald Tusk qui, en mai 2014 a proposé, sur fond de crise ukrainienne, de créer l’Union Européenne de l’Energie. De même l’européanisme assumé du président Macron représente-t-il un réel espoir de progrès. Mais, les résistances nationalistes restent très présentes, surtout au sein des pays de l’Est pour qui un abandon de souveraineté à une possible Europe fédérale serait ressenti comme un remake de leur douloureuse soumission à l’ancienne URSS.
Bibliographie
Philippe Charlez est ingénieur des Mines et Docteur en Physique. Il rejoint l’industrie pétrolière en 1982 où il occupe de nombreux postes opérationnels et de direction en France, en Ecosse, en Angola et au Kazakhstan. Expert énergéticien internationalement reconnu et spécialiste des ressources non conventionnelles, il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur l’énergie. Il a récemment publié « [Our Energy Future is not Set in Stone » (2014) et « Gaz et pétrole de schiste… en questions » (2015) aux Editions Technip.
Philippe A. Charlez
Expert énergéticien
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