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Les classes moyennes ont-elles profité de la croissance américaine ?

par Dominique Mercier
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D’après les chiffres de l’économiste Thomas Piketty, le revenu médian d’un ménage américain aurait augmenté de seulement 3% en trente ans. Trois chercheurs américains[[Richard V. Burkhauser, Jeff Larrimore et Kosali I.Simon, A « second opinion » on the economic health of the american middle class, National Tax Journal, March 2012. Tous les chiffres présentés ici sont issus de cette étude.]] ont détricoté ces chiffres et montré qu’ils ne sont pas crédibles.

Si l’on prend les chiffres de Piketty, le revenu médian n’a augmenté que de 3% entre 1979 et 2007, c’est-à-dire pratiquement pas. Cela corrobore en effet sa thèse selon laquelle les plus riches ont accaparé pratiquement toute l’augmentation de richesse de ces dernières années, au détriment des classes moyennes et populaires.

Première approximation, et non des moindres, il s’agit de l’évolution des revenus primaires tels qu’ils sont fournis par l’IRS, le fisc américain, c’est-à-dire avant impôts et avant transferts. De surcroît, l’IRS répertorie seulement les revenus imposables, et l’on sait qu’il existe un certain nombre de revenus non imposables.

C’est ainsi qu’après redistribution[[Voir méthodologie complète p.11 de l’étude. Toutes les données sont ajustées pour tenir compte de l’inflation.]], et si l’on raisonne toujours en termes de foyers fiscaux, le revenu médian américain entre 1979 et 2007 n’a pas augmenté de 3% mais de près de 10%. Le tableau suivant montre le détail de ce résultat préliminaire :

Évolution du revenu médian d’un foyer américain entre 1979 et 2007
Avant impôts et avant transferts, par foyer fiscal +3,2%
Avant impôts et après transferts, par foyer fiscal +6,0%
Après impôts et après transferts, par foyer fiscal +9,5%

Mais l’absence de prise en compte de la redistribution n’est pas –et de loin- la seule approximation. Les trois chercheurs ont également remarqué que ces chiffres ne prennent pas en compte l’avantage en nature que représente l’assurance-maladie payée par l’employeur et les assurances-maladie publiques telles que Medicare et Medicaid. Ils l’ont donc intégré dans les revenus à leur valeur ex ante. Fait inattendu, la simple prise en compte de cette valeur fait passer l’augmentation du revenu médian de 9,5% à presque le double, soit plus de 18% :

Évolution du revenu médian d’un foyer américain entre 1979 et 2007
Après impôts et transferts, par foyer fiscal +9,5%
Après impôts et transferts + assurance santé, par foyer fiscal +18,2%

Comme nous l’avons souligné, il s’agit par ailleurs de l’évolution du revenu médian par foyer fiscal. Or, pour faire une analyse pertinente, il est essentiel de se demander si un foyer fiscal d’il y a trente ans est semblable à un foyer fiscal d’aujourd’hui. La réponse est non car il y avait plus de personnes dans un même foyer fiscal il y a trente ans qu’il n’y en a en moyenne aujourd’hui. Cela s’explique en toute vraisemblance par des foyers fiscaux davantage éclatés aujourd’hui qu’autrefois, du fait des divorces et des unions libres.

Ainsi, le foyer fiscal médian gagne 18% de plus que le foyer fiscal médian d’il y a trente ans, mais si l’on prend en compte qu’il y a désormais moins de personnes dans un même foyer fiscal, en niveau de vie réel ce revenu a augmenté non pas de 18% mais de 33%.

Évolution du revenu médian d’un foyer américain entre 1979 et 2007
Après impôts et transferts + assurance santé, par foyer fiscal +18,2%
Après impôts et transferts + assurance santé par foyer fiscal ajusté en fonction de la taille +33,0%

Enfin, les chiffres de Thomas Piketty contiennent au moins encore un dernier biais. Ils raisonnent en termes de foyer fiscal, que nous avons déjà converti ici en foyer fiscal ajusté. En réalité, pour aller au bout de la comparaison, il faut passer du foyer fiscal ajusté au foyer réel ajusté. Prenons par exemple un couple marié avec deux enfants et une grand-mère qui vivent sous le même toit. Si l’on raisonne en termes de foyers fiscaux ajustés, nous avons le couple avec les enfants et la grand-mère. Mais il y a 1 seul foyer réel : la grand-mère fait des économies par rapport à une situation où elle vivrait seule, c’est aussi le cas dans une moindre mesure de la famille, puisque la grand-mère paie sa part des frais de la maison.

Cette précision n’est pas sans importance puisque l’on constate que le nombre de foyers fiscaux par foyer réel a augmenté au cours des trente dernières années. Ceci est dû au développement du concubinage associé au travail des femmes, ainsi qu’au développement de la colocation, où parfois une demi-douzaine de jeunes vivent sous le même toit. En résumé, il y a aujourd’hui moins de personnes par foyers fiscal mais plus de foyers fiscaux par foyer réel.

Ainsi, si l’on prend en compte le foyer réel, le revenu médian d’un foyer américain a augmenté non pas de 33% mais de 36,7% :

Évolution du revenu médian d’un foyer américain entre 1979 et 2007
Après impôts et transferts + assurance santé par foyer fiscal ajusté en fonction de la taille +33,0%
Après impôts et transferts + assurance santé par foyer RÉEL ajusté en fonction de la taille +36,7%

La différence totale entre les chiffres de Thomas Piketty et les chiffres des trois chercheurs américains est donc significative : en niveau de vie réel, le revenu médian par ménage a augmenté non pas de 3% mais de plus de 10 fois plus, soir 37% en trente ans.

Annexe

(tirée de l’étude américaine)

Croissance du revenu médian d’un foyer américain en pourcentage entre 1979 et 2007 selon la méthode adoptée

Foyer fiscal Foyer réel Foyer fiscal ajusté en fonction de la taille Foyer réel ajusté en fonction de la taille
Avant impôts et avant transferts 3,2 12,5 14,5 20,6
Avant impôts et après transferts 6,0 15,2 17,0 23,6
Après impôts et après transferts 9,5 20,2 25,0 29,3
Après impôts et après transferts
+ assurance santé
18,2 27,3 33,0 36,7

 

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4 commentaires

François Lainée novembre 24, 2013 - 8:07 pm

Les classes moyennes ont-elles profité de la croissance américaine ?
Ce travail est fascinant.

Il serait intéressant de lire un retour argumenté/ voir un débat avec Picketty, car dans ces circonstances on découvre souvent que les contradicteurs ont aussi leurs faiblesses. Mais l’écart est tellement énorme, et les éléments clés si bien identifiés (la valeur de l’assurance santé, l’effet de foyer réel, et la taille du foyer fiscal) que le débat devrait être carré, et le résultat final bien au-dessus de celui de Piketty.

Le détail des postes me semble aussi ouvrir des questionnements bien intéressants :
– si le niveau de vie a augmenté fortement parce qu’on couvre l’assurance santé, qui a augmenté plus vite que le reste. Quelle part de cette richesse est-elle positive (des meilleurs soins, à coûts optimisés) et négative (le coût gigantesque de la mauvaise qualité/ organisation du système de santé US, dont on lit tant de choses autour de la réforme Obamacare). Dans ce cas, parler d’augmentation de richesse est un peu ambigu. On à une sorte de prise en charge mécanique du gâchis.
– si le foyer fiscal se réduit en taille, avec plus de familles monoparentales, n’est-il pas de fait qu’une partie du « surplus » de revenus est « automatiquement » capturé par le coût d’organisation de la vie nécessaire pour permettre à un monoparent de travailler et assurer le minimum pour ses enfants (gardes, crèches plus fréquentes, …) ?

Je ne sais pas si ces notions de « richesse captive » et « richesse compensatoire » sont ici solidement définies, mais il me semble qu’elles font clairement surface sous cette analyse.

Bravo encore en tout cas pour cette belle pêche !

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Anonyme novembre 24, 2013 - 9:01 pm

Les classes moyennes ont-elles profité de la croissance américaine ?
j’espère que ce mr.Piketty lit vos articles et qu’il doit sûrement avoir son point de vue sur votre analyse.Si c’est le cas pourriez vous nous indiquer comment le savoir.

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Gilbert Sussmann novembre 26, 2013 - 6:54 pm

Les classes moyennes ont-elles profité de la croissance américaine ?
1 – de + en + intéressé à vous lire ( mais le nom Zimmern m’est connu depui très longtemps )
2 – votre « critique » est passionnante
3 – je m’associe aux souhaits que vous suscitiez une réaction de Th. Pik.

MERCI et BRAVO !

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LAVAL novembre 27, 2013 - 10:28 pm

Les classes moyennes ont-elles profité de la croissance américaine ?
Merci Monsieur Zimmern pour cette comparaison critique très documentée. Le chiffre avancé de 3,2 % ne paraissait pas compatible avec l’observation extérieure de l’évolution du niveau de vie constatée par le promeneur lambda de New York, Detroit, San Francisco…Merci pour vos études que je suis avec fidélité.

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