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Le temps des besoins inassouvis

par Bertrand Nouel
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« On ne peut pas vivre avec 1.200 euros net par mois ». Ce qui signifie que le smic ne permet pas de faire face aux besoins de première nécessité. Cela ne résume-t-il pas toute la problématique actuelle, sachant que ce chiffre se situe au-delà du seuil de pauvreté (égal à 60% du revenu médian, soit 1.045 euros) ?
Il faut se poser la question de définir ce que sont les besoins de première nécessité (ou essentiels). Plus exactement ce qu’ils sont devenus. Un rappel historique s’impose, ce qui permettra aussi de comprendre comment le vase s’est rempli avant de déborder avec la fameuse goutte d’eau de la taxe carbone.

L’histoire moderne commence au sortir de la seconde guerre mondiale. C’est le temps des rutabagas, un temps où les Français ne pouvaient – correctement s’entend – ni se nourrir, ni se vêtir, ni se chauffer, ni se soigner, ni bénéficier de revenus d’assistance pour les plus pauvres. Autrement dit, faire face à leurs véritables besoins essentiels, et ils n’en connaissaient pas d’autres. Le rationnement du pain, 250 grammes par jour et par personne, est encore au plus bas en 1947, ce qui provoque cette année-là des émeutes et révoltes très graves, bien plus graves que celles des gilets jaunes en ce moment. Le rationnement est supprimé fin 1948, mais la satisfaction du besoin n’intervient qu’à compter de 1950.

Le bond formidable des Trente Glorieuses commence alors, amorcé par le Plan Marshall et les livraisons de matériel en provenance des Etats-Unis (en particulier les tracteurs agricoles). Les besoins de première nécessité sont évidemment comblés. Il n’y a pas de chômage, l’inflation connaît son pic en 1948 (près de 60% !), mais elle s’assagit rapidement jusqu’à la fin de la période (1972), et les salaires suivent. C’est la période d’accroissement de la richesse, des grands travaux, du développement de l’automobile, de l’électroménager… et de la montée en charge de la Sécurité sociale, puis de la civilisation des loisirs. Bref, le temps de l’explosion des nouveaux besoins, très vite qualifiés eux-mêmes de première nécessité.

Tout commence à se renverser avec le premier choc pétrolier (1973), qui inaugure une dizaine d’années de forte inflation, un chômage qui monte fortement à partir du septennat de Giscard d’Estaing (1974), un déficit public qui apparaît en 1970 pour ne plus disparaître, une dette de l’ensemble des administrations publiques qui bondit après 1980 en partant de 20% du PIB… et des prélèvements obligatoires dont l’évolution a été excellement étudiée par Jean-Marc Daniel dans son ouvrage « Les impôts, une folie française » : ils passent de 33,6% du PIB à 40,1% en 1980 pour monter comme l’on sait, jusqu’à 47%. Une augmentation due essentiellement au développement du modèle social, dont le coût est actuellement d’environ 750 milliards.

Commence alors la période qualifiée parfois des Trente piteuses. Sur la lancée de la période glorieuse précédente, les besoins de première nécessité (aussi dénommés dépenses contraintes) continuent d’exploser. Il ne viendrait plus à l’idée de personne aujourd’hui de prétendre que l’automobile, les moyens de communication, l’énergie, l’électroménager, les avantages de la civilisation des loisirs, la satisfaction correcte des besoins alimentaires (le bannissement de la malbouffe), et surtout la santé sous tous ses aspects, ne sont pas devenus des besoins de première nécessité. Résultat, ces besoins doivent être couverts. Ils le sont, soit par l’assurance, soit au titre de la solidarité (le chèque énergie et les tarifs sociaux pour les plus pauvres), soit sur le « reste à charge » des citoyens. Dans tous les cas, cela coûte cher, avec la circonstance aggravante que l’on n’a jamais demandé leur avis à ces citoyens (la gouvernance top-down bien française), et que d’autre part, en matière de santé, les besoins s’accroissent énormément et tendent à être couverts obligatoirement même lorsqu’ils ne sont pas à proprement parler de type assurantiel (les lunettes).

Une inversion des valeurs se produit : Les Français mettent la priorité sur la satisfaction des nouveaux besoins essentiels, de sorte qu’ils en oublient la hiérarchie qui était celle du siècle précédent, et se plaignent de ne plus pouvoir se nourrir, même de malbouffe. En réalité, ils n’admettent plus de consacrer leurs ressources en priorité à la satisfaction des véritables besoins de première nécessité. C’est comme s’ils se rendaient dans leur automobile aux Restos du cœur… Mais la privation aujourd’hui d’un bien de confort auquel on est habitué n’est pas plus supportable que n’était hier la privation d’un bien véritablement essentiel : je deviens pauvre lorsque mon voisin achète une voiture plus grosse que la mienne.

Voici donc comme se remplit le vase. S’il déborde, c’est que nous parvenons probablement à un changement de cycle. En parallèle de l’explosion des besoins, qui ne se ralentit pas (la santé, encore), l’époque nouvelle se signale par le déclin général de la productivité, une forte distorsion entre les hauts salaires du travail spécialisé et les bas salaires du travail non spécialisé et souvent pénible, la stagnation du salaire minimum dû à la non employabilité, un chômage corrélatif qui ne parvient pas à baisser, et une richesse nationale qui ne croît pas en proportion des dépenses publiques et des besoins. Certains parlent de stagnation séculaire pour les nations développées. C’est en tout cas un phénomène redoutable de ciseau. Divers phénomènes aggravent les difficultés liées à la baisse du pouvoir d’achat, parmi lesquels la forte progression des ménages monoparentaux présente une grande importance. En 2005, le nombre de ces ménages était 2,5 fois plus fort qu’en 1968, et le nombre d’enfants de moins de 25 ans vivant dans un ménage monoparental était de 17,7% en 2005 contre 7,7% en 1968. (un couple qui se sépare compte pour deux unités de consommation au lieu de 1,5 avant sa séparation).

Il faut y ajouter la modification essentielle tenant à la répartition démographique sur l’ensemble du territoire : la désertification des campagnes avec ses conséquences : problème de répartition des services publics, coûteux lorsqu’ils ne desservent qu’une population restreinte, problème des transports en commun, de concentration des emplois dans les villes, de relative paupérisation dans les campagnes, de cherté des logements dans les villes, d’éloignement du travail et du logement… L’aménagement du territoire apparaît comme un must essentiel de l’époque présente.

Alors, les gilets jaunes paraissent être les témoins et les acteurs d’une vague de fond dont la puissance s’accumule depuis soixante ans, ainsi que les auteurs de revendications qui sont naturellement aussi multiformes et contradictoires que sont divers les facteurs qui ont créé cette vague.

Vague de fond ne signifie pas tsunami meurtrier, mais si la mer se calme avec des mesurettes, ce ne sera que provisoire. Au fond, en effet, se manifeste une profonde aspiration égalitaire, et la France pourrait bien finalement vouloir renouer avec son histoire et sa devise.

 

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1 commenter

zelectron décembre 10, 2018 - 12:21 pm

marxiste ?
A chacun ses besoins selon ses moyens,
traduction: nos besoins sont immenses mais nos moyens sont très, très limités (ce que personne ne reconnaît).
Il y a des gens qui avec 1200 € par mois s’en tirent et d’autres qui tirent aussi mais c’est le diable par la queue. (il en est « des qui » dépensent leur paye au bistrot du coin, non?)
Tout ceci dépend surtout du « savoir acheter », ce qui n’a pas l’air non plus d’être donné à tout le monde.

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