Chacun a entendu, un jour, un voisin ou un ami formuler cette réflexion amère : « Il n’y a plus de bon sens, aujourd’hui, dans notre société ». Une journaliste américaine a ainsi publié, il y a quelques années, un ouvrage qui a eu un certain succès : « The death of Common Sense ». Le bon sens est comme un sixième sens. On le définit comme : « la capacité à voir la réalité en face », ou encore, comme « la puissance de bien juger, de discerner le vrai du faux ». Malheureusement, dans nos pays développés, le bon sens se perd, par le fait, semble-t-il, que les personnes ayant un niveau d’instruction élevé ont la capacité de formuler des théories savantes qui les éloignent du « bon sens ». C’est Montesquieu qui avait exprimé cette pensée : « J’aime les paysans, ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers. » Et le poète argentin Antonio Porchia n’avait pas craint, lui, d’affirmer : « La raison se perd par le raisonnement ».
Aux États-Unis la société Cycorp, à Austin, spécialisée dans l’intelligence artificielle travaille à doter un ordinateur de bons sens en utilisant le moteur de recherche Lycox. On enseigne par exemple au computer que les animaux ont toujours un nombre pair de pattes : quand on présente à l’ordinateur un animal ayant un nombre de pattes impair, l’ordinateur dira que cela n’a pas de « common sens ». Pour se prononcer sur chaque proposition il faut donc que l’ordinateur ait en mémoire une référence, une norme.
Il paraît donc intéressant de procéder de la même manière pour faire le diagnostic de l’économie d’un pays, par exemple le nôtre qui est à la dérive. Le taux de chômage y est anormalement élevé, et on ne parvient pas à le réduire, la balance commerciale est en permanence déficitaire, l’endettement de l’État croît chaque année au point d’avoir atteint maintenant un niveau dangereux, le budget de la nation est toujours déficitaire et nos gouvernants ne parviennent pas à le ramener à la norme européenne qui est de 3% du PIB, etc. Une étude du Trésor datant de juin 2014 nous dit : « Entre 1975 et 2012 la France a vu son PIB par tête progresser moins vite que la moyenne des pays de l’OCDE : en 1975 le PIB par tête était supérieur à la moyenne OCDE, et actuellement il est inférieur ».
Pour effectuer le diagnostic auquel nous nous proposons de procéder, la référence à prendre est tout naturellement la moyenne des pays de l’OCDE, des pays tous développés. On considérera cette moyenne comme « la norme ». Nous aurons donc à comparer les paramètres de notre économie, chaque fois, à cette norme, en distinguant d’un côté les variables qui ont un rôle moteur dans le domaine économique, et de l’autre, celles qui ont un effet dépressif.
Les variables motrices
Ce sont essentiellement les suivantes : la force de travail, le niveau des investissements, les exportations, la production industrielle du pays, l’importance des budgets de recherche, la compétitivité, et, enfin, le niveau de formation de la population.
a- La force de travail :
Taux d’emploi / population en âge de travailler | Durée effective du travail | ||
France | 63% | France | 1.479 h/an |
OCDE | 66% | OCDE | 1.769 h/an |
En matière de taux d’emploi de la population en âge de travailler, la France se situe à un niveau inférieur à la moyenne OCDE. La Suède en est, elle, à 75%, et la Suisse à 80%. Et pour ce qui est de la durée effective du travail, on note que la France est un des pays où l’on travaille le moins. Les États-Unis en sont à 1.800 heures/an (et la Corée du Sud à 2.163 heures/an).
b- Les investissements :
Les économistes parlent de la Formation Brute de Capital Fixe (FBCF), un concept qui comprend les investissements publics, les investissements des entreprises, et ceux des particuliers.
FBCF | Dont secteur public | ||
France | 21% du PIB | France | 4,2% |
OCDE | 21% du PIB | OCDE | 3,7% |
La France est à la norme en cette matière. La Suède en est à 24%, ainsi que la Suisse. Mais en proportion la part des investissements publics y est plus élevée.
c- La production industrielle :
Les statistiques du FMI ou de la BIRD incluent dans la production industrielle les travaux publics et le bâtiment, deux activités qui représentent, ensemble, 5% à 7% du PIB dans la plupart des cas. Les statistiques à considérer ici, sont celles de la production industrielle au sens propre du terme, c’est-à-dire hors BTP et construction :
Production industrielle/PIB | Production industrielle/ per capita | ||
France | 11,2% | Suisse | 12,4 milliers US$ |
OCDE | 24,0% | Allemagne | 7,7 |
UE | 24,1% | États-Unis | 8,0 |
France | 4,5 |
Le taux de 11,2% qui est à présent celui de la France est catastrophique : il est le plus faible de tous les pays européens, à l’exception de la Grèce. L’Allemagne en est, elle, à 24,5%.
d- Les exportations et la balance commerciale :
Exportations | Balance commerciale | Importations | |||
France | 30,9% du PIB | France | -1,5% du PIB | France | 31,4% du PIB |
UE | 43,2% du PIB | Zone Euro | 1,2% du PIB | OCDE | 28,2% du PIB |
La France a une balance commerciale déficitaire depuis 2002. Cela tranche avec la zone euro qui, elle, affiche un excédent commercial qui représente 1,24% de son PIB. L’Allemagne, elle, a une balance commerciale très fortement positive, chaque année, aux alentours de 7,5% du PIB. Ces ratios montrent que l’on n’exporte pas suffisamment, et que l’on importe relativement trop, ces deux phénomènes étant dus à la faiblesse du tissu industriel du pays.
e- Les budgets de Recherche-Développement
Dépenses de R&D | |
France | 2,24% du PIB |
OCDE | 2,42% du PIB |
La France, dans ce domaine, se trouve sensiblement dans la norme. L’Allemagne en est à 2,83%, et les États-Unis à 2,73%. Certains pays font un effort supérieur à la moyenne : c’est le cas du Danemark, avec 3,08%, de la Finlande avec 3,80%, ou, encore, du Japon avec 3,47%. En France la recherche publique intervient pour 41% et la recherche privée pour 59%.
f- La productivité :
La productivité est extrêmement difficile à mesurer. Nous préférerons examiner les taux de marge des entreprises non financières, des taux lourdement affectés par la fiscalité en France, et les taux de dettes de ces entreprises par rapport aux fonds propres.
Taux de marge des entreprises | Dettes des entreprises/fonds propres | ||
France | 29% | France | 0,70% |
Allemagne | 41% | OCDE | 0,94% |
Ces chiffres montrent que nos entreprises ont des taux de marges extrêmement réduits par rapport, par exemple, à l’Allemagne. On voit, par ailleurs, qu’elles sont relativement moins endettées que la moyenne OCDE. Elles ont des capacités d’endettement pour investir non utilisées. Cette prudence s’explique par le fait qu’elles manquent fortement de débouchés (cf. plus haut le taux d’exportations) et, par ailleurs, elles ne sont pas dans un climat de confiance. Elles pourraient investir davantage. L’âge moyen du capital machines est d’ailleurs un indicateur : il était de 31 trimestres en France en 2015, contre 33 trimestres dans la zone euro.
g- La formation de la population :
Nous ne pourrons traiter, ici, que des problèmes quantitatifs, c’est-à-dire des dépenses de formation de la jeunesse. Au plan qualitatif on sait que les résultats sont relativement médiocres. Nous nous en référerons à l’étude de Claude Sauvageot et Nadine Dalsheiner, qui fait foi en ce domaine : elle nous donne les dépenses par élève, en dollars américains convertis en parité de pouvoir d’achat.
Ens. Primaire | Ens. Secondaire | Ens. Supérieur | |||
France | 5.305 $ | France | 8.927 $ | France | 10.995 $ |
OCDE | 6.252 $ | OCDE | 7.804 $ | OCDE | 11.512 $ |
Une autre étude a chiffré les dépenses par étudiant, cumulées sur la durée moyenne des études supérieures. On en est à 44.202 dollars pour la France, à comparer à une moyenne OCDE de 47.159 dollars. La Suède, pour sa part, est bien au-dessus, avec un chiffre de 74.629 dollars.
Les variables à effet dépressif
Ces variables sont principalement les suivantes : les prélèvements fiscaux, le poids de la fonction publique, la fiscalité des entreprises, le déficit du budget de l’État, la dette du pays et son poids.
a- Les prélèvements fiscaux :
Nous nous en référerons aux chiffres du rapport, « Taxation trends in the European Union ».
Taux des prélèvements obligatoires | Dépenses publiques | ||
France | 45,2% du PIB | France | 57,0% du PIB |
OCDE | 34,4% du PIB | Zone Euro | 49,3% du PIB |
En matière de prélèvements obligatoires l’Allemagne en est à 36,2%. La France dépense plus que les autres pays pour la protection sociale qui représente 24,4% du PIB.
b- Le poids de la fonction publique :
La France compte environ 5,2 millions de personnes employées dans la fonction publique.
Fonction publique/Pop. Active | Coût de la fonction publique/PIB | ||
France | 22% | France | 12% du PIB |
Suède | 29% | Allemagne | 7% du PIB |
Allemagne | 10% | Pays européens | 10 à 12% du PIB |
Pays Bas | 10% |
c- La fiscalité des entreprises :
Nous nous en réfèrerons au fameux rapport « Paying taxes » élaboré chaque année sur la taxation des entreprises. Il s’agit des entreprises hors les firmes internationales, ce rapport couvrant 189 pays. Il est élaboré par la BIRD[[Banque internationale pour la reconstruction et le développement.]] en liaison avec le cabinet PWC.
Taxes par rapport au résultat commercial | France : ventilation des taxes | ||
France | 62,7% | IS | 0,5% |
Zone Euro | 41,1% | Prélèvements sur salaires | 53,5% |
Autres | 8,7% |
À titre indicatif citons que l’Allemagne en est à 49,4%, la Grande Bretagne à 34,0% et la Suède à 52%. Il d’agit de l’ensemble des taxes et impôts payés par les entreprises.
d- Le déficit du budget de l’État et la dette :
Le budget de l’État France a été en déficit en 2016 pour la 43ème année consécutive. Les recettes représentent environ 80% des dépenses, le solde étant financé par l’emprunt, ce qui fait que la dette s’accroît régulièrement, chaque année. Le paiement de la dette représente 11,7% du budget de l’État. En 2016 le coût de la dette s’est élevé à 44,3 milliards d’euros.
Déficit du budget de l’État | Dette de l’État | ||
France | 3,3% du PIB | France | 98,5% du PIB |
Europe (Maastricht) | 3,0% du PIB | Europe | 60,0% du PIB |
La France peine à ramener son déficit budgétaire à 3% du PIB. Mais elle s’y efforce sous la pression de Bruxelles.
La dette de l’État qui s’élève aujourd’hui à 2.150 milliard d’euros s’analyse de la façon suivante :
État | 1.700 milliards € |
Sécurité sociale | 233 |
Collectivités locales | 194 |
Administrations diverses | 23 |
Total | 2.150 |
Recommandations
Le présent diagnostic est purement quantitatif : il conviendrait évidemment de le compléter par des considérations d’ordre qualitatif, les considérations de cette nature étant d’une extrême importance en matière économique. Il s’agit de la rigidité du droit du travail, de la manière de concevoir la fiscalité du pays, une fiscalité dont les objectifs ne sont pas clairs aujourd’hui en France, de la qualité du dialogue social, du comportement des administrations, etc.
Néanmoins, en se laissant guider par le « bon sens », on voit par les ratios donnés plus haut quelle est l’origine du mal français : il s’agit de l’effondrement du secteur industriel du pays, secteur qui ne concourt plus que pour 11,2% à la formation du PIB, contre 24,2% en moyenne dans les pays de l’OCDE. Si dans notre pays le secteur industriel se trouvait à son niveau normal, on aurait environ 1,5 million de personnes de plus employées dans le secteur industriel, ce qui induirait un peu plus de trois millions d’emplois dans le secteur tertiaire, et le taux de chômage se trouverait ramené à son niveau normal de 4 à 5%. Les exportations seraient beaucoup plus importantes et les importations très sérieusement réduites, et ainsi la balance commerciale se trouverait être positive : le pays gagnerait alors les devises dont il a besoin pour régler la facture de ses importations. Actuellement, par l’appartenance de la France à la zone euro, ces devises nous sont gagnées par l’Allemagne. Le budget de l’État retrouverait son équilibre, voire serait en excédent, et le pays n’aurait plus besoin de s’endetter. Au contraire, même, il pourrait commencer à rembourser sa dette. Le PIB se trouverait accru de 200 milliards d’euros environ, et le pays aurait ainsi les moyens d’accroître ses budgets de recherche et développement, et de mettre à l’équilibre ses comptes sociaux.
On voit, ainsi, clairement, la façon dont il conviendrait de procéder pour redresser la situation économique du pays : il va s’agir avant tout, de créer les conditions pour qu’un nombre très important d’entreprises puissent se créer et se développer rapidement dans le secteur secondaire, et que celles existantes soient en mesure de croître et d’exporter bien davantage
Cela suppose l’abandon du code du travail actuel qui paralyse les jeunes entreprises et constitue un frein puissant à leur développement, un code qui serait remplacé par une législation libérale copiée par exemple sur le modèle de la Suisse. Cela exige, en parallèle, la mise en place de mesures fiscales qui ne pénalisent pas nos entreprises par rapport à leurs concurrentes étrangères. On voit que les prélèvements obligatoires sont tout à fait excessifs : 45,2% du PIB dans notre pays contre une moyenne OCDE se situant à 34,4%. Enfin il faut pour les particuliers une fiscalité intelligente qui ne décourage pas ceux qui créent des entreprises et prennent des risques. Il faut que cette fiscalité incite les catégories sociales aisées de la population à financer la création de nouvelles entreprises et à leur donner les moyens de devenir des « gazelles[[Jeunes entreprises à forte croissance]] ».
Si la sociologie française ne permettait pas de faire prendre au pays un tournant véritablement libéral, il n’y aurait guère d’autre solution, alors, que de passer la main à la puissance publique pour qu’elle prenne toutes les initiatives, en faisant en somme du colbertisme.
Claude Sicard
Economiste
2 commentaires
Le bon sens au service de l’économie commentaire
en terme de ratio on peut aussi évoquer la dette par actif du secteur marchand: environ 100000 €……
Le bon sens au service de l’économie
Le bon sens au service de l’économie par Rupert
Merci monsieur Sicard, de cette analyse pertinente. D’accord sur tous les points mentionnés.
mais
il manque parmi les variables, la prise en compte de ce qui n’est pas compté, l’état d’esprit des entrepreneurs français comparé à leurs confrères étrangers.
Nous ne nous rendons même plus compte que le risque de l’échec est bien plus pénalisant en France qu’ailleurs et que par conséquent, pour entreprendre – pour prendre un risque quelconque – il vaut mieux être ailleurs. Ce n’est plus une question de créativité, d’intelligence ou d’innovation. C’est surtout la peur des conséquences de l’échec. C’est un état d’esprit créé par les chiffres présentés … par exemple la faible marge financière.
Depuis 20 ans, je détermine l’état d’esprit en entreprise et ce qu’il lui coûte en opportunités manquées.
Depuis 20 ans, je détermine (à 30-40 % près) ce que nous coûte l’état d’esprit sub-optimal qui nous caractérise : il est pire que dans les pays voisins. Je pense qu’il faut y prêter attention. Vous citez le « comportement des administrations » ; voici un bon début.
Mon observation est qu’aucune business school en Occident ne se préoccupe d’enseigner le souci d’intégrer les contraintes psychologiques à l’économique, aucune ne semble réaliser qu’il s’ajoute progressivement au « decision-making-process », parce que la nature du travail évolue, un « decision-acceptation-process ».
Tant que ce fondamental n’est pas traité, les économies vont évoluer tant bien que mal à partir de leurs positions actuelles, car elles souffrent toutes. Le pouvoir d’achat des Français va cependant chuter par rapport à la moyenne de l’OCDE et la cause en sera les variables que vous citez et l’état d’esprit des entrepreneurs.
René Rupert, chercheur sur l’état d’esprit , ancien directeur général dans l’industrie.