Il est un fait connu que le Royaume-Uni est un pays où il fait plutôt bon vivre quand on est une entreprise ou lorsqu’on cherche un emploi, ce pays ayant depuis la crise pratiquement éradiqué son chômage. Parmi les éléments des politiques « pro-business », on peut citer la fiscalité des entreprises[[Un tableau comparatif réalisé par le cercle d’Outre-manche permet par exemple de se rendre compte de la différence stupéfiante du coût du travail entre la France et le Royaume-Uni. Outre-manche, le coût du travail est nettement inférieur au nôtre puisque le total des charges sur salaire est de 22%, contre 60% en France. Les charges patronales en France sont en effet de 38%, contre seulement 10% au Royaume-Uni, et les charges salariales de 22%, contre seulement 12% au Royaume-Uni.]] et des investisseurs, le droit du travail[[On peut citer notamment la flexibilité à l’embauche puisque l’employeur a la possibilité jusqu’à un an après l’embauche de se séparer d’un salarié sans aucune procédure ni raison particulière. Ce délai a même été étendu à deux ans par David Cameron. Contrairement à la France, l’employeur ne craint donc pas d’embaucher un nouveau collaborateur au cas où celui-ci ne conviendrait pas.]] et une règlementation plus incitative qu’en France. Mais si ces éléments sont connus ou relativement connus, la question de leur genèse l’est en revanche un peu moins…
Ainsi, contrairement à une idée répandue, les politiques britanniques pro-emploi et pro-business ne viennent pas d’une culture britannique qui leur serait consubstantiellement favorable. En réalité, quasiment toutes ces politiques ou ces réformes ont été imaginées au préalable par des think tanks, elles ont été le fruit de leurs études et de leur réflexion indépendante, que ce soit il y a quarante ans sous Margaret Thatcher – qui a inauguré des changements dont l’économie britannique bénéficie encore aujourd’hui – ou que ce soit dans la période plus récente, avec des nouveaux think tanks qui ont également apporté leur pierre à l’édifice. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le Royaume-Uni n’a pas toujours été –loin s’en faut- ce qu’il est actuellement sur le plan économique et en matière d’emploi.
Il est évidement difficile d’imputer précisément telle ou telle réforme à telle réflexion d’un think tank. Les prescriptions des think tanks peuvent se recouper, et nous n’avons pas ausculté de manière exhaustive tous les rapports de tous les think tanks.
On sait néanmoins que sous l’ère Thatcher, l’Institute for Economic Affairs (IEA), le Centre for Policy Studies et l’Adam Smith Institute, jouèrent un rôle déterminant pour asseoir ou renouveler la pensée du parti conservateur[[Cockett 1995; also Desai 1994; Denham 1996]]. On sait par exemple que Margaret Thatcher a visité et lu les publications de l’IEA depuis le début des années 1960.
Sous l’ère Cameron, un spécialiste des think tanks[[Hartwig Pautz, The Think Tanks behind ‘Cameronism’, article in British Journal of Politics & International Relations • January 2012]] explique que c’est le Policy Exchange qui a eu la plus grande influence. Le rôle de ce think tank fut surtout en matière de politiques sociales – afin de moderniser un parti resté jusque là très en retrait sur ces sujets. Mais plusieurs de ses publications portèrent aussi sur les questions d’emploi et si l’on en juge par les politiques menées, elles ont probablement eu une influence sur le gouvernement de David Cameron.
À titre d’exemple, ce think tank a sorti en 2008 un rapport[[http://www.policyexchange.org.uk/images/publications/the%20cost%20of%20complexity%20-%20oct%2008.pdf]] sur le coût de la complexité pour les entreprises, rapport qui a très probablement encouragé le dispositif ultérieur de diminution de la règlementation britannique[[C’est ainsi qu’en janvier 2011 est instaurée la règle du « One-in, One-out ». Deux ans plus tard, le gouvernement renforce sa politique en instaurant la règle du « One-in, Two-out ». Désormais lorsqu’un ministère veut mettre en place une nouvelle règlementation, il doit préciser, pour chaque livre sterling de coût nouveau, les modifications de la réglementation existante afin de produire une économie de deux livres. Grâce à ce dispositif, le coût règlementaire sur les entreprises a déjà baissé de plus de 2 milliards par an et la baisse va donc augmenter d’année en année. Ces chiffres sont vérifiés par une autorité indépendante, le Regulatory Policy Committee. Le « Red Tape Challenge » a déjà identifié un milliard supplémentaire pouvant être éliminé.]]. Le Policy Exchange a également travaillé[[http://www.policyexchange.org.uk/images/publications/left%20out%20left%20behind%20-%20jul%2003.pdf]] sur le chômage : déjà en 2003, malgré la conjonction économique meilleure, il se préoccupait des personnes inactives et des moyens de les réinsérer dans l’emploi, analysant le chômage caché, son augmentation et les mauvaises politiques des travaillistes (notamment leur New Deal) pour redonner du travail aux jeunes et aux autres. Ils montrèrent que la plupart des dispositifs mis en œuvre par le gouvernement rendaient en fait les chômeurs encore moins susceptibles de se sortir du chômage et les rendaient donc encore plus difficiles à aider.
En janvier 2012, le Centre for Policy Studies a quant à lui publié un rapport sur la nécessité de baisser l’impôt sur les sociétés, rapport qui a sans doute influencé la décision ultérieure de baisser progressivement cet impôt[[Le taux d’impôt sur les sociétés a été progressivement abaissé de 28% à 20% depuis 2010, en faisant désormais le taux le plus faible des pays du G20. C’est une mesure hautement stratégique puisque le taux d’impôt sur les sociétés est un indicateur important pour les investisseurs. Rappelons que le taux moyen en France est de 38%, soit pratiquement le double du taux actuel britannique.]].
Bien qu’ayant perdu une grande partie de son influence, l’IEA n’est pas en reste pour donner régulièrement un diagnostic juste et des réflexions pertinentes en matière d’emploi. Ainsi par exemple, une étude[[http://www.iea.org.uk/sites/default/files/publications/files/IEA%20Self-employment%20web%20summary%2022.9.11.pdf]] récente montre le rôle primordial de l’entrepreneuriat et des start-up pour la croissance et leur rôle d’amortisseur social, car elles embauchent des personnes considérées comme moins employables et qui de ce fait n’ont pas accès aux grandes entreprises. Le think tank démontre également que l’innovation et la réussite ne peuvent être prédites d’avance et qu’il faut donc favoriser l’ensemble des start-up sans distinction. On peut aussi mentionner une autre étude qui s’intéresse au marché de l’emploi pour les personnes âgées, au fait que souvent ces personnes désireraient encore travailler et cesser seulement progressivement leur activité[[http://www.iea.org.uk/sites/default/files/publications/files/upldbook446pdf.pdf]]. Toutes ces études indépendantes sont en fait très éclairantes pour les hommes politiques.
Il est vrai, évidemment, que les think tanks défendent des idées pour le meilleur et pour le pire… C’est-à-dire que selon leur courant de pensée ou la qualité de leurs chercheurs ils promeuvent des idées bonnes ou mauvaises. D’un point de vue partisan, si les think tanks de droite ou libéraux ont joué un rôle majeur pour le renouvellement du parti conservateur sous l’ère Thatcher ou sous l’ère Cameron, il est évident aussi qu’en balance, les think tanks de gauche ont joué un rôle majeur pour le renouvellement du parti travailliste pour l’accession au pouvoir de Tony Blair en 1997.
Néanmoins, la présence de think tanks permet le débat et favorise le renouvellement de la pensée politique. C’est le regard extérieur et inquisiteur de ceux qui sont en dehors du marché politique. En théorie, les think tanks sont en effet indépendants du gouvernement, des partis politiques et de tout autre intérêt organisé, mais ils ont la capacité d’influencer l’opinion.
En France par comparaison la principale source d’évaluation des politiques publiques est l’administration elle-même, ce qui ne garantit pas, on s’en doute, ni son indépendance, ni encore moins des propositions innovantes et créatives ! L’administration, financée par les contribuables, écrit de nombreux rapports, souvent avec une vision complètement livresque de l’entreprise assortie d’une vision étatiste de l’économie, tandis qu’il n’existe de l’autre côté aucune réflexion indépendante organisée suffisamment puissante pour faire contrepoids. Les partis politiques sont quant à eux orientés vers les court-terme et ont, on le constate, des difficultés considérables à produire une véritable réflexion économique.
Pour ces différentes raisons, les think tanks s’avèrent bien des acteurs indispensables.
Mais pourquoi y a-t-il si peu de think tanks en France ? C’est ce que nous explorerons dans un prochain article…
1 commenter
Encore un excellent sujet!
Merci!
C'est un vrai problème de culture!
La compétence en France est une majorité trop silencieuse qui n'est pas respectée. Alors que les "protestants" respectent l'efficacité vérifiée, nous subissons les inerties des succès universitaires de brillants sujets que les pouvoirs qu'on leur dévolue prématurément, protègent des affres des réalités du "try and error" et du respect de tous les membres de leur équipe jusqu'au plus modeste.
Par exemple, les 500 membres du comité directeur des industries chinoises ont passé 5 ans dans l'industrie avant de commencer leurs carrières publiques quand nos serviteurs de l'état y passent quelques mois dans des positions taillées pour eux!
C'est le syndrome du "petit marquis" qu'il faut ramener sur terre 2 ou 3 fois par siècle!
Si ce sujet vous intéresse et si je ne suis pas trop sibyllin, je serai heureux de développer pour vous des expériences internationales dans cette veine!