L’opinion publique a la fâcheuse tendance d’assimiler « neutralité carbone 2050 » à « zéro fossiles » et non à « zéro émissions de carbone ». Dans les faits, si la part des énergies fossiles dans le mix mondial 2050 aura été fortement réduite, elles y resteront encore bien présentes mais en proportions très différentes : pratiquement plus de charbon, beaucoup moins de pétrole mais encore une part significative de gaz, notamment pour pallier les intermittences des énergies renouvelables. Pour atteindre la neutralité carbone, ces émissions résiduelles devront être compensées principalement par le CCS (Carbon Capture & Storage) qui consiste à capter le CO2 puis à le séquestrer dans le sous-sol.
Pour satisfaire une consommation même fortement déclinante, il faudra donc continuer la production des hydrocarbures jusqu’en 2050 et même probablement au-delà. « Produire les réserves existantes oui, mais ne plus explorer ni développer de nouveaux champs » d’hydrocarbures réclament certaines ONG environnementalistes. Ainsi, en 2019, les Amis De La Terre avaient vivement critiqué le pétrolier Total de « continuer à investir massivement dans l’exploration et le développement de nouveaux gisements pétroliers et gaziers ». L’ONG réclamait que « les nouveaux projets fossiles ne puissent voir le jour, que ceux en développement soient arrêtés, que les Etats cessent d’accorder des subventions, que les banques, les investisseurs institutionnels et les actionnaires ne financent plus le développement de nouveaux gisements de gaz et de pétrole ».
Plus récemment, Gaël Giraud, Jean-Marc Jancovici et Laurence Tubiana écrivaient des propos similaires dans Le Monde : « développer des projets pétroliers et gaziers reviendrait à verrouiller l’économie mondiale dans la dépendance aux hydrocarbures ». Ces trois spécialistes du climat prétendent que « pour maintenir le réchauffement climatique en dessous de 1,5 °C, il faut arrêter dès aujourd’hui d’exploiter toute nouvelle réserve de pétrole et gaz ; développer de nouveaux projets pétroliers serait synonyme de capitulation devant le dérèglement climatique ».
L’argument principal repose sur un simple calcul d’épuisement des réserves estimées, fin 2019[[BP Statistical Review 2020]], à 1.734 milliards de barils pour le pétrole et 1.194 milliards de baril équivalent pour le gaz. Au rythme de la consommation actuelle, ces réserves (qui ne sont pas toutes développées) permettraient théoriquement de couvrir nos besoins en pétrole jusqu’en 2068 et en gaz jusqu’en 2070.
Mais, la consommation, notamment de pétrole, va inexorablement se réduire au cours des prochaines décennies. En supposant une baisse continue de la demande pétrolière de 1,5%[[Scénario Développement Durable de l’Agence Internationale de l’Energie]] par an seuls 900 milliards de barils auraient été produits en 2050 et 1.285 milliards en 2070. Autrement dit les réserves prouvées et développées actuelles seraient largement suffisantes pour couvrir la queue de demande pétrolière. Les nouveaux développements seraient non seulement inutiles mais surtout contreproductifs dans la mesure où ils priveraient le développement des énergies vertes de 400 milliards de dollars par an. Le chant du cygne « d’entreprises déjà chancelantes, vouées à disparaître et dont il est illusoire d’espérer qu’elles puissent changer sans contrainte »12.
En raisonnant de la sorte, nos détracteurs confondent de façon très naïve réserves et production, ignorant notamment que le déclin naturel du « socle[[Le socle est l’ensemble des champs existants et actuellement en production. Son potentiel 2019 était de l’ordre de 110 millions de bbls par jour.]] » est de l’ordre de 6% par an, un déclin compensé grâce à la découverte, au développement, puis à la mise en production de nouveaux champs. En d’autres termes, si on arrêtait toute exploration et développement et que l’on se contentait de vivre avec la production du socle déclinant, on assisterait rapidement à une rupture offre/demande. Ainsi, le déclin de 1,5% proposé par l’AIE conduirait à cette rupture dès 2023. Même en considérant la réduction drastique de 4% par an proposée par les Amis De La Terre, la rupture surviendrait en 2025.
La stratégie consistant à arrêter l’exploration et le développement des hydrocarbures engendrerait à moyen terme une flambée structurelle des cours impossible à enrayer dans la mesure où relancer l’exploration et le développement de nouveaux champs demanderait plusieurs années. Cette flambée déboucherait sur une crise énergétique mondiale majeure source de tension internationale et de conflits sociaux particulièrement en Europe dépendante aujourd’hui à 95% de ses approvisionnements pétroliers et à 80% de ses approvisionnements gaziers.
Philippe Charlez
Expert en Questions Energétiques à l’Institut Sapiens